Suspense (17)
L’Écosse du polar urbain, c’est le Glasgow de William McIlvanney, l’Edimbourg de Ian Rankin, même s’il existe d’autres écrivains de « Noir » qui savent ou ont su efficacement utiliser ces villes comme décor physique et sociologique de leurs livres (Kate Atkinson pour Edimbourg, Chris Brookmyre et Denise Mina pour Glasgow) [1].
Ian Rankin, Le diable rebat les cartes. Trad. de l’anglais (Écosse) par Freddy Michasky, Le Masque, 383 p., 22,50 €
Avant Rankin, aujourd’hui le plus connu, il y eut en effet William McIlvanney et l’inspecteur Jackson Laidlaw [2]. C’est lui qui « lança » le polar écossais en acclimatant le roman noir américain, et en y ajoutant, par fidélité à ses propres origines sociales et à ses idées proches du Labour radical, une sympathie pour les classes populaires, voire une certaine bienveillance pour ses membres criminalisés par la pauvreté.
Ian Rankin, qui a toujours reconnu sa dette vis-à-vis de McIlvanney, en particulier pour certains traits que son héros l’inspecteur John Rebus emprunte à Jack Laidlaw, ne manifeste pas de penchants politiques aussi clairs. Il est d’une autre génération, et bien qu’issu du même milieu que McIlvanney, il ne peut plus avoir cette nostalgie d’une vieille gauche ouvrière travailliste. Et puis « sa » ville, Edimbourg (taux de chômage 2, 4%), où son inspecteur doit faire régner l’ordre, est bien différente de Glasgow la prolétaire (taux de chômage 24%).
Mais la très royale et riche capitale d’Écosse, siège du Parlement depuis 1999, est cependant un bon lieu pour le crime et le mystère car elle serait experte, selon Rankin, « en parfaite dissimulation », tant à cause de son histoire économique (la banque, le commerce) que de sa tradition presbytérienne. Elle possède de surcroît des quartiers et des périphéries cachés – ou du moins inconnus des habitants du centre et de ses millions de visiteurs – lesquels ont été paysagés en banlieues cossues pour la bourgeoisie ou bétonnés d’immeubles tocards pour les pauvres. L’inspecteur Rebus, avec la labilité que permet le travail de police, en tout cas dans l’imagination littéraire, a accès à tous ces endroits pour y résoudre délits et crimes. Depuis trente ans et vingt et un livres, il parcourt Edimbourg et ses environs, ayant aujourd’hui acquis un si grand nombre de « fans » qu’une « RebusFest » de trois jours, la deuxième après celle de l’an dernier, se déroulera cet été dans la capitale écossaise avec parcours guidés des lieux « rebusiens », dégustations de whisky, cours d’écriture de romans policiers et autres réjouissances…
Dans sa dernière aventure, Le diable rebat les cartes, notre homme, officiellement à la retraite depuis déjà quatre romans, se laisse une nouvelle fois tenter par la résolution d’une affaire criminelle. Ressortant au début du livre le dossier d’un meurtre non élucidé sur lequel il était enquêteur en 1978, il décide d’échapper à l’inactivité et l’inutilité, et de retourner sur le terrain. De nouveaux événements – une agression, un assassinat – semblent bientôt présenter un lien avec le crime passé. Voici donc Rebus, aussi résolu, rugueux et réjouissant que d’habitude mais sans carte de police, qui tarabuste ses anciens collègues – plus ou moins heureux de sa réapparition –, interroge des témoins, renoue avec ses vieilles connaissances de la pègre et bouscule tout le monde.
Ses jeunes collègues de la police, Siodbhan Clarke et Malcolm Fox, connus des lecteurs depuis quelques années, mènent également l’enquête, plus ou moins à l’aise de collaborer avec cet officieux et peu orthodoxe partenaire : ne laisse-t-il pas systématiquement aux personnes interrogées une carte de visite au nom d’ « Inspecteur Fox », sans que ce dernier soit bien sûr au courant ? N’interroge-t-il pas trop « à l’ancienne » puisqu’un témoin mafieux hospitalisé meurt après la visite qu’il lui a faite ? Les rapports entre Rebus, les membres de la police, les personnes impliquées sont encore une fois traités sur le mode amusé, avec le vif sens de la scène et du dialogue que possèdent les autres romans de Rankin.
Cependant le personnage le plus amusant du Diable rebat les cartes est aussi le plus féroce et celui qui ressemble le plus à Rebus lui-même. C’est son vieil adversaire, le gangster Morris Gerald Cafferty, présent depuis le troisième roman de la série. En principe retiré des affaires, il a le défaut de ne pouvoir en laisser passer une lorsqu’elle lui paraît juteuse, et là il s’agit non moins que de mettre la main sur le business illégal d’Edimbourg (il est lui, originaire de Glasgow). Il range ses chaussons au placard et engage une bataille d’opiniâtreté avec Rebus aventuré sur son terrain. Les deux frères ennemis rivalisent de politesse, alternant collaboration et coups fourrés, chacun rêvant de se débarrasser de l’autre mais ne pouvant imaginer un monde où l’autre cesserait d’exister.
Cette dernière livraison des enquêtes de Rebus est d’excellente qualité. Le mieux ce serait de la lire à l’Oxford Bar d’Edimbourg là où notre inspecteur traîne souvent, devant une bière ou un whisky, avant d’aller faire un petit tour au centre ville, puis au Musée des Écrivains qui, outre les trois grands Écossais du XIXe siècle, Burns, Scott et Stevenson a présenté et présentera sans doute aussi cette année des manuscrits et objets d’Ian Rankin. Et pour les vrais fans, Rebus habite 17 Arden Street au dernier étage.
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Pour Édimbourg : Kate Atkinson, Les choses s’arrangent mais ça ne va pas mieux (2006). Pour Glasgow : Chris Brookmyre, Les canards en plastique attaquent (2010) ; Denise Mina, La fin de la saison des guêpes (2013) .
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William McIlvanney a publié quatre romans ayant pour héros Laidlaw, tous traduits aux éditions Rivages, dont Laidlaw (1987) et Big Man (1990).