La philosophie est une entreprise difficile et qui parfois même semble n’être qu’« un ensemble de routes qui partent de nulle part et n’arrivent à rien », comme le disait Ambrose Bierce. Il ne suffit pas en effet, pour pratiquer cette activité, d’être affecté par les questions difficiles que nous pose la réalité : il faut aussi être rigoureux dans ses réponses et, plus important encore, rester modeste, parce que rien ici n’est définitif. Tout peut, à tout moment, être remis en question : les intuitions qui nous guident, les concepts que nous employons, nos méthodes de validation, les thèses les mieux étayées.
Enfin, être philosophe est une tâche difficile parce que, parfois, on ne sait tout simplement pas par où commencer. Sur ce dernier point, les choses sont toutefois plus faciles en anglais, parce qu’il existe dans cette langue, depuis 1995, deux outils en ligne très commodes pour entrer directement dans un sujet philosophique : la Stanford Encyclopedia of Philosophy et l’Internet Encyclopedia of Philosophy. Ces deux sites proposent, en effet, un large ensemble d’articles exposant des problèmes philosophiques de toutes sortes, examinant les différentes solutions qui leur ont été apportées et évaluant les raisonnements avancés pour soutenir ces propositions (ou pour les critiquer). De surcroît, les différentes entrées de ces deux encyclopédies en ligne renvoient systématiquement à d’autres questions philosophiques, créant ainsi d’intéressants réseaux de concepts. Une large bibliographie permet au lecteur de développer ensuite sa propre réflexion.
Jusqu’à récemment, rien de comparable n’existait en langue française. C’est toutefois le cas aujourd’hui avec L’Encyclopédie Philosophique qui, depuis un peu plus d’un an, a commencé à mettre en ligne un certain nombre de notions philosophiques, en utilisant la même approche que ses prédécesseurs américains, c’est-à-dire en privilégiant les problèmes plutôt que les auteurs ou les écoles de pensée, et en essayant d’exposer de la manière la plus claire et la plus distincte possible l’ensemble des thèses qui s’opposent sur un sujet, accompagné des arguments qui ont été échangés, jusqu’à très récemment, pour soutenir l’une ou l’autre de ces positions.
L’entreprise est certes encore petite par rapport aux équivalents anglo-saxons : 164 articles à ce jour, contre plus de 1 600 pour la Stanford Encyclopedia of Philosophy, par exemple. Mais ce n’est, bien sûr, qu’un début. Et, de fait, on trouve déjà sur ce site de nombreux textes présentant de façon développée des concepts centraux en philosophie comme l’action, la causalité mentale, le droit, l’émotion, l’explication scientifique, l’identité ou la vérité, ainsi que des entrées sur des sujets plus spécialisés comme la création, la démonstration, l’ennemi, l’héroïsme ou la ville.
Les articles consacrés aux auteurs (Descartes, Kant, James, Husserl, Davidson…) sont certes beaucoup moins nombreux mais il ne faut pas s’en étonner, puisque cela correspond précisément au projet de l’entreprise. Cela ne veut pas dire, par ailleurs, que les auteurs des articles de L’Encyclopédie Philosophique n’ont pas le souci de mettre en perspective historique les problèmes qu’ils évoquent ou les notions qu’ils exposent. Cependant, ils le font sans s’attarder à essayer de restituer dans toute leur subtilité les réflexions des philosophes du passé, ce qui est à vrai dire tout à fait rafraîchissant.
Une originalité de L’Encyclopédie Philosophique par rapport à ses modèles en langue anglaise est qu’elle inclut deux sortes de textes : des articles fouillés, à l’usage des étudiants en philosophie et des spécialistes, et des présentations plus simples, pour un public plus large, mais qui peuvent aussi à l’occasion intéresser les initiés, en raison des idées neuves qui peuvent y être présentées ou d’un angle d’attaque auquel on n’aurait peut-être pas pensé.
De nombreux exemples concrets, enfin, sont proposés pour éclairer le jugement (quitte, parfois, à proposer des énoncés un peu incongrus comme : « François Hollande est en pourparlers avec le Grand Schtroumpf », sans doute par peur de se montrer trop empreint de gravitas mais témoignant peut-être aussi, par là, d’un certain manque de psychologie vis-à-vis d’un public francophone qui n’est pas toujours habitué, comme le sont les lecteurs anglophones, aux exemples un peu fantaisistes).
Il faut en outre remarquer le nombre et la diversité des intervenants (120), ainsi que la sobriété de leur présentation : pas de titre (professeur, maître de conférences, etc.), juste le nom de l’auteur et l’université de rattachement.
Un premier examen, nécessairement non exhaustif, de cette encyclopédie permet de voir qu’un nombre non négligeable de textes sont du niveau de ceux qui sont publiés sur Stanford (qui est sans doute la meilleure des deux encyclopédies numériques existant en langue anglaise) mais, aussi, que certains articles ne sont peut-être pas encore tout à fait de la même qualité, soit par manque de densité, soit en raison d’une certaine absence de clarté dans l’exposition, soit enfin parce que – même si c’est plus rare – le sujet n’a pas été traité de façon tout à fait adéquate.
Il ne faut toutefois pas en être surpris : c’est la loi du genre. L’exercice est en effet très difficile, puisqu’il faut simultanément avoir une connaissance informée des différentes solutions avancées pour chaque problème, savoir présenter de façon équilibrée le débat dans toute sa richesse et, enfin, être capable de trancher en fin d’article tout en laissant une porte ouverte pour des réponses futures qui pourront être différentes et… meilleures. Il faut ajouter que cet exercice est sans doute plus difficile encore dans le contexte français, où la communauté des philosophes qui considèrent leur activité comme devant être centrée sur les questions philosophiques et non pas sur les auteurs, et qui cherchent à répondre à ces questions de la façon la plus nette, la plus brève, la plus articulée et la plus argumentée possible, n’est pas encore très fournie en proportion de ceux qui fonctionnent de manière, disons, plus traditionnelle.
Il faut enfin souligner, en faveur de cette première encyclopédie philosophique numérique en langue française, que, même lorsqu’une entrée semble un peu faible, on sent chez son auteur la volonté de présenter de la façon la plus objective possible la multiplicité des approches existantes, de faire comprendre de façon fine les détails de la discussion et de s’exprimer de la façon la plus simple et la plus limpide possible, ce qui n’est pas toujours aisé, en particulier lorsque le sujet est particulièrement compliqué.
À ce propos, on ne peut que se réjouir de constater que, dans L’Encyclopédie Philosophique, les roueries de langage et les jugements de valeur tombant du ciel sont très rares et les erreurs dans l’argumentation plus rares encore, ce qui est une bonne surprise dans le contexte philosophique français. De plus, il faut rappeler que, si un certain nombre d’entrées dans ce dictionnaire philosophique gagneraient à être modifiées ou raffinées, c’est précisément tout à fait dans l’esprit du travail philosophique lui-même où, encore une fois, rien n’est jamais sûr : la hiérarchie des positions change, les problèmes sont explorés différemment, de nouvelles distinctions sont faites, les concepts changent de contenu.
Et c’est précisément pour cette raison que, sur un site comme, par exemple, celui de la Stanford Encyclopedia of Philosophy, de nombreuses corrections sont régulièrement effectuées sur l’ensemble des articles. Et parfois, même, des révisions de fond en comble sont faites, ce qui fait qu’alors deux dates apparaissent pour l’entrée en question, celle de la première version, puis celle de la seconde, souvent très différente de la première.
Nous pouvons donc dire que nous disposons désormais, avec L’Encyclopédie Philosophique, d’un bon instrument de travail pour les étudiants en philosophie, les enseignants ou les amateurs éclairés : ceux-ci pourront en effet lire les articles placés sur ce site, les enrichir de leur réflexion personnelle, utiliser les abondantes bibliographies figurant à la fin des textes et comparer ce qu’ils auront lu en français avec les entrées similaires figurant dans les deux encyclopédies écrites en langue anglaise. Il n’y a sans doute pas actuellement, en langue française, de meilleure porte d’entrée sur Internet pour découvrir les dimensions d’un problème philosophique dans toute son amplitude et, plus généralement, pour faire une première expérience de la richesse et de la complexité de la philosophie contemporaine.
Et l’on peut parier que lorsque, à la fois, le nombre d’articles sur L’Encyclopédie Philosophique sera devenu un peu plus important, qu’un véritable moteur de recherche sera introduit sur le site (pour l’instant, l’onglet « recherche » est très rudimentaire) et, enfin, que des liens croisés entre les différents textes de l’ouvrage seront systématiquement créés, nous aurons quelque chose de tout à fait comparable à ce qui existe de meilleur en anglais, ce qui ne sera pas un mince exploit compte tenu de l’énorme différence entre le faible nombre de philosophes qui travaillent en français dans la tradition de la philosophie argumentative et l’énorme masse de ceux qui, dans le monde entier, s’expriment – lingua franca oblige – en anglais.