Au hasard des oies

L’ultime Thulé retrace le voyage de saint Brendan et de ses compagnons à la recherche du paradis terrestre, l’île de Thulé. Le livre de Gérard Cartier est sous-titré « jeu de l’oie » car il propose au lecteur, à chaque mention d’une oie, de s’en remettre aux dés pour passer d’un poème numéroté à un autre. Qui, sans jouer ce jeu, se plaît à une lecture suivie, retournant simplement au numéro auquel la consigne de bas de page le renvoie comme elle renverrait un joueur à une case, profite des effets de sens ménagés par ces retours.


Gérard Cartier, L’ultime Thulé. Jeu de l’oie. Flammarion, coll. « Poésie/Flammarion », 180 p., 18 €


La geste de Brendan est manœuvrée par des gestes de mains : le poète annonce : « je prends la main », et bientôt : « on jette les dés » (« Les montagnes de Dingle ») ; il faut que « la main pense » (« L’atelier »), qui est parfois « la main infirme » du poète ; il arrive que, sur une carte, « la main divague » ; l’équipage est soumis à « la main puissante » du courant océanique, avant que de Brendan « la main reste en suspens ». À ce jeu de l’oie, Gérard Cartier nous adresse des injonctions (« on recule au 35 »), suivant des conventions auxquelles on se prête de bonne grâce, car, ce faisant, il nous propose de vivre philosophiquement les hasards de l’aventure. Si cette expérience de lecture, avec ou sans dés, nous ramène à notre enfance, elle n’est donc pas ludique : il s’agit de mimer l’errance des personnages affrontés au hasard, qui nous signalent notre propre contingence et fragilité.

La figure du poète est représentée au travail dans le corps du texte, elle y exprime ses tourments, et à l’occasion emprunte le ton de la confidence, ou la traditionnelle protestation finale d’humilité des poètes anciens et fabulistes. Ainsi, proche du lecteur, le poète qui se reconnaît en Brendan et ses compagnons, qui s’interroge à leur miroir, le détourne vers nous pour nous offrir la même eau d’introspection.

La diversité des formes poétiques soutient les variations rythmiques – accélération ou suspension de l’action – qui nous rendent sensible le vécu des compagnons. Les poèmes sont traversés de voix en discours direct ou intérieur. Les caractères romains et italiques tressent les pensées des moines avec leurs perceptions : on lit en même temps ce qu’ils voient et ce qu’ils pensent. Au 62, l’auteur use de ce code typographique pour entrelacer les discours de l’équipage et du poète, à un rythme d’alternance qui nous permet de les suivre concomitamment.

La puissance suggestive du texte repose en maint endroit sur une sorte d’hypallage énonciatif, qui articule non pas des termes abstraits et concrets, mais des ordres de références divers. Ainsi, au 72 :

Ils s’enfuient              l’oreille déchirée                    suffoquant

soufre              suint brûlé                  l’île s’enfonce sous les eaux

            et même là                  à s’affliger                  tant de versets furieux

                        d’enluminures            minium            racines de garance

            ciel ensanglanté         dont seul            comme un peintre

                        le souffle coupé          Brendan s’extasie

Gérard Cartier, L’ultime Thulé. Jeu de l’oie.

Saint Brendan et ses moines appareillent pour l’ouest

En évoquant les mots et enluminures des manuscrits, l’auteur les fait paraître dans le corps de la fiction, enchâssant dans la légende les supports matériels de sa représentation, et attribuant leurs composants métalliques et organiques aux images verbales (le ciel est rougi par les pigments) ; manière de donner corps au récit. Procédé comparable au 98 : « herbes colorées, collines légères, ciel au lavis sur un éventail » ; Gérard Cartier propose là une sorte de collage harmonieux, au lieu d’une comparaison (« comme sur un éventail ») qui eût eu le défaut de faire sentir la cuisine d’auteur. Au 83, dans « vagues neigeuses. Hokusai ! », l’italique semble indiquer l’exclamation de voyageurs, contaminés par un univers de référence qui circulerait entre la psyché de l’auteur et la leur. Ces procédés, inspirés et habiles, poussent en quelque sorte les sens et les facultés analogiques du lecteur à déployer leur agilité.

Notre rapport aux propositions poétiques ne dépend-il pas du caractère de nos facultés de représentation mentale, variable d’un individu à l’autre ? Certains recueils de poésie contemporaine m’ont fait me demander pourquoi celle-ci me donnait un fort sentiment d’abstraction, alors même qu’elle regorgeait d’images. C’est qu’elle consistait en une succession d’images amorcées, sans rapport les unes avec les autres, et qui se neutralisaient les unes les autres. Il me semblait regarder dans un kaléidoscope au verre opaque, avec frustration (je distingue sans discerner), et suspicion (qui me dit que l’image soit nette derrière le verre ?). Il en va autrement avec la poésie de Cartier. Au 33, elle offre pleinement les oiseaux de mer : « Au crépuscule une clameur. une seule voix et 10 000 ailes. les moines vacillent étourdis par les cris. chacun bref et farouche, mais ensemble un chant modulé. doux, si doux qu’il en est douloureux. » Au 79, loin de l’abstraction ou non spécification (« le matin », « la joie », « l’autre » etc.) qui, dans cette autre poésie évoquée plus haut, empêche l’image de se construire, les touches impressionnistes composent un récit d’aventure par tableaux, en cohérence symbolique :

LE NORD les saisit               une saison d’un seul tenant

nuages de sel              gelées noires               ce monde sans échelle

            comment                    transis             hagards           tout le corps

rebelle             à l’effort de la volonté                       parfois            à un

jet de harpon               une bête gibbeuse                   ou dans les

brouillards                  courant sans but                     une barque

abandonnée                voyage des morts

Je distingue donc la poésie de Gérard Cartier de cette autre poésie contemporaine, saturée d’images paradoxalement impossibles à se représenter, dont il me semble qu’il faut, pour l’apprécier, être dans les dispositions de qui admet les choses inconcevables énoncées par un dogme (« un être qui n’a ni début ni fin »). Peut-être est-ce la même raison qui m’éloigne de la religion et de cette poésie-là : mon univers mental accueille ce (idée ou esthétique) sur quoi mon esprit peut exercer ses capacités de représentation, de perspicacité, de discernement.

Gérard Cartier, L’ultime Thulé. Jeu de l’oie.

Dans un précédent ouvrage, par un glissement implicite de l’art taxidermique des chimères à celui de la poésie, le poète déclare ne pouvoir se ranger à l’art poétique de ses confrères :

Pour être de ce siècle ai-je le sang trop chaud

Rester sec disent les confrères           impassible

Bannir les sentiments qui déforment les vers

S’occuper du mot et non pas de la chose

Impossible

(Le Voyage de Bougainville)

On ne peut se refuser au monde, à l’effort de transposer artistiquement ce « Cabinet des merveilles » (ibid.), et les émotions qu’il nous inspire. Aussi L’ultime Thulé tient-il l’équilibre entre récit, images, évocation de sensations et dimension allégorique. Cette odyssée, dont la quête ne réussit ni n’échoue, est ambivalente : en toute occasion, le sens se signale et se refuse en même temps. À l’image de la spirale intérieure du jeu de l’oie, l’odyssée de Brendan vaut pour une quête de soi-même, une tentative de ne jamais « oublier son désir » ; pourtant, pour lui comme pour le poète, se réaliser et se défaire de soi semblent les deux mouvements contradictoires d’une même entreprise. D’île en île, la recherche du paradis prend la forme d’un chemin de hasards qui menacent l’âme, allégorisée par le motif récurrent d’une oie blessée, souffrante, dont la migration est empêchée (elle évoque l’oie dont Perceval et Langlois, dans Un roi sans divertissement de Giono, contemplent le sang à la croisée de leurs chemins). Brendan lui-même a l’ambivalence des saints : il est guide et fanatique. La Thulé qu’il trouve avoue bientôt son imposture, et la Thulé qu’il cherche est inaccessible (jamais il n’est dit qu’elle n’existe pas), elle est une satisfaction qui se refuse, peut-être l’ultime désillusion d’une existence vaine. On ne sait même si Thulé se situe dans l’avenir ou le passé. Ultime dans l’espace en tant que limite à atteindre, elle est aussi ultime dans le temps passé (sens temporel du latin ultima) : les voyageurs associent finalement leur désir de Thulé à un désir régressif de retour à leur propre origine.

Quelles leçons enveloppées sous l’invention (pour parler comme La Fontaine) nous propose cette allégorie ? Parmi celles que l’auteur nous laisse envisager librement, à la manière des fabulistes, celle-ci : il n’est d’autre port que la culture. Le retour au point de départ n’est pas l’échec de la quête de Thulé, en en faisant le récit à ses ouailles Brendan la crée pour nous. Et pour le poète, le double mouvement – se réaliser et se défaire de soi – s’accomplit dans la pratique créatrice. La préoccupation pour le monde contemporain affleure par allusions, questionnant ce qui, choix politique ou esthétique, pourrait nous aider à y vivre, à le sauver, ou à le bien fuir. Gérard Cartier sait notre besoin, psychique et philosophique, de contes pour imager nos aspirations, et il a inventé un traitement contemporain de la légende, capable de « graver en fraude dans nos têtes légères / des vertus actives ».

À la Une du n° 58