L’art contemporain contre la beauté

De nos jours, beauté et laideur constituent-elles un enjeu politique ? C’est autour de cette question fondamentale qu’Annie Le Brun va développer l’argumentation de son livre, Ce qui n’a pas de prix. Mais d’ailleurs, qu’est-ce qu’un « enjeu politique » en ces temps où tout est livré à la financiarisation absolue, jusques et y compris tout « ce dont il paraissait impossible d’extraire de la valeur », je veux dire de la valeur excessive, abusive, artificielle, celle qui s’appuie sur la perversion de ce marché, spécialement forgé pour la circonstance.


Annie Le Brun, Ce qui n’a pas de prix. Essai critique. Stock, 173 p., 17 €  

Manuel Anceau, Livaine. Contes. Ab Irato, 128 p., 16 €


Ainsi la notion d’art contemporain a-t-elle fait surface pour se substituer sournoisement à celle d’art moderne, aux fins de marchandisation accélérée de la création. La confusion qui s’opère alors entre modernité et contemporanéité est destinée à faire disparaître purement et simplement le premier des deux termes, bien trop gênant par son caractère tranchant. En effet, ce qui est « moderne » à un moment donné de l’histoire le demeurera définitivement du fait de la rupture ainsi provoquée dans la chaîne du mouvement créatif ; en revanche, ce qui n’est que « contemporain » risque de s’effacer de l’histoire aussi rapidement qu’il est apparu, du fait de la vitesse de rotation des stocks de fausse audace.

Prenons Marcel Duchamp, son attitude et son « allure poétique », qui lui ont fait choisir, sa vie durant, le geste contre la gesticulation, l’unicité de celui-là contre l’exploitation répétitive de celle-ci, et la dimension utopique de l’art contre le marketing forcené que ses disciples autoproclamés ont adopté, eux, comme règle d’une vie entièrement vouée à la marchandise, ce miroir aux alouettes pour vedettes d’un jour ! Mais comme Duchamp est moderne pour l’éternité, ses misérables suiveurs, sans doute conscients de n’être contemporains que pour un bref instant, sont passés avec armes et bagages du côté du marché spéculatif que les magnats de la haute finance ont créé de toutes pièces ; ainsi l’art contemporain peut-il absorber toutes les variations imaginables, chacune d’entre elles s’avérant porteuse de revenus substantiels, peu important sa vraie valeur artistique ; le but est une neutralisation totale de la création, les supposés « grands artistes » internationaux étant là pour assurer « la grandiose transmutation de l’art en marchandise et de la marchandise en art », écrit Annie Le Brun, dénonçant cette nouvelle alchimie où le plomb et l’or s’étalonnent au même niveau.

Mais, pour que fonctionne ce qu’Annie Le Brun appelle le « réalisme globaliste », encore faut-il que des commentaires adaptés et manipulatoires soient émis par toute une kyrielle d’experts, développant un arsenal de sophismes destiné à faire accepter au public à peu près n’importe quoi : « Considérable est la part qu’y auront jouée les philosophies de la déconstruction, permettant de faire dire à n’importe quel discours ce qu’il ne dit pas », affirme clairement l’auteure. Le public ? Mais quel public ? Eh bien celui qui fréquente de plus en plus les musées, ces classes moyennes persuadées du pouvoir de la culture, soulagées de n’avoir pas à s’efforcer au jugement critique puisqu’elles n’ont qu’à suivre le chemin balisé qu’on leur trace, et donc prêtes à « confondre ces exercices de soumission  proposés par l’art contemporain avec l’exercice de la liberté ».

Quelques figures d’artistes contemporains se détachent de leurs « suiveurs » –  l’odeur du gain provoque des « vocations » ! – par le cynisme absolu de leurs prestations et des propos qui les accompagnent. Ainsi Maurizio Cattelan, présenté par les manipulateurs internationaux comme un des plus subversifs, s’efforce-t-il de désamorcer ses propres œuvres afin de neutraliser ce qu’il pourrait y avoir de force négative dans ce qu’elles montrent ; à propos de sa célèbre La Nona Ora (1999), représentant le pape Jean-Paul II – en mannequin grandeur nature et revêtu jusqu’au moindre détail de son authentique habit sacerdotal –, foudroyé par une météorite, on apprend, de sa bouche, « que cette installation n’a aucune dimension anticatholique, pour la raison qu’au départ sa réflexion était plus proche de celle qui l’avait amené à exposer des coffres-forts, c’est-à-dire à mettre en scène le contraste entre le pouvoir et la vulnérabilité ». Cette bouillie justificatrice en dit long sur une certaine rapacité !

Annie Le Brun, Ce qui n’a pas de prix.

Maurizio Catellan, « Dead Horse » (2009) © Jim Linwood

Pour sa part, Damien Hirst, dont la gloire vient de sa série d’animaux découpés, présentés dans un bain de formol (bonjour l’imagination !), réalisa l’acmé du faux au printemps 2017, en exposant à Venise, grâce à son commanditaire François Pinault, sur plus de 5 000 m2 du palais Grassi, ses « Trésors de l’épave de L’Incroyable » constitués « par une masse de faux vestiges prétendument sortis des eaux, allant de la statue d’un colosse décapité de dix-huit mètres de haut aux quelque cent vingt sculptures, en passant par vingt-et-une vitrines de bijoux, armes et monnaies », nous dit Annie Le Brun. Quand on saura que les pièces exposées, réalisées en bronze, marbre et pierres semi-précieuses, résultent d’un grossier démarquage d’œuvres du Caravage, de Titien ou de Véronèse, et que l’histoire de l’art se trouve ainsi réduite « à un gigantesque magasin d’accessoires, censé fournir le parc d’attractions mondial que le ‟réalisme globaliste” gère sous le label de l’art contemporain », on aura compris que la finalité de la chose est bien d’effacer toute distinction entre le vrai et le faux, au plus grand profit de la confusion générale qui en résulte. Le « marché », lui, en sort inévitablement vainqueur, et le public, que ces opérations spéculatives ne concernent pas, demeure floué, mais néanmoins utile, voire indispensable, au succès « culturel » de l’entreprise.

Toujours dans la même perspective, étudions, avec Annie Le Brun, la stratégie de la fondation Vuitton et de la famille Arnault pour lancer une vaste opération commerciale dans laquelle Jeff Koons, le plus actif peut-être des arnaqueurs de l’art contemporain, va jouer le rôle principal. En parfaite complicité, l’artiste et le malletier vont présenter à la presse et aux médias une collection de sacs qui s’approprient cinq tableaux de grands maîtres, à savoir : La Joconde, de qui vous savez, La chasse au tigre de Rubens, La gimblette de Fragonard, Champ de blé avec cyprès de Van Gogh et Mars, Vénus et Cupidon de Titien ; pour que la « marque » Koons soit bien présente à l’esprit, une réplique de son célèbre lapin gonflable en cuir rose ou bleu est attachée à la poignée de chaque sac. Quant à la présentation, elle aura été l’occasion « du premier dîner donné au Louvre, dans la salle de La Joconde, où deux cents personnalités du monde des arts et de la culture se sont bousculées pour fêter une des plus grosses entreprises de dépeçage culturel jamais conçues », commente Annie Le Brun. Au plan international, un journaliste du Guardian, Jonathan Jones, déclara qu’il ne s’agissait pas d’une simple ligne de produits de luxe, « mais d’une méditation d’un artiste sur les maîtres anciens, d’une méditation en forme de sac ». On admirera cette dernière formule qui, pour contourner l’inévitable « l’affaire est dans le sac », introduit avec audace une méditation qui laisse à penser !

À plusieurs reprises, Annie Le Brun cite William Moriss, poète, peintre imprimeur de la fin du XIXe siècle, et agitateur socialiste libertaire qui, dans son livre Contre l’art d’élite [1], affirme que « la laideur n’est pas neutre ; elle agit sur l’homme et détériore sa sensibilité, au point qu’il ne ressent même pas sa dégradation, ce qui le prépare à descendre encore d’un rang ».

Annie Le Brun, Ce qui n’a pas de prix.

William Morris, par Félix Vallotton

Dans sa quête éperdue de Ce qui n’a pas de prix, l’auteure nous livre une impitoyable analyse critique des mécanismes par lesquels ce qui n’a de sens que par sa valeur marchande s’empare de l’idée même de création pour la forcer aux règles du marketing absolu et à son efficacité quasi mécanique. Livre utile, que dis-je, indispensable ! Mais si la laideur n’est pas neutre et dégrade la sensibilité de l’homme jusqu’à inciter à l’asservissement volontaire, selon William Moriss, se pourrait-il que de la beauté surgisse le goût de la liberté par une forme d’éblouissement révélateur, du genre qui déchire le voile ? Oui, à ceci près que l’esthétisation forcenée qui touche tout ce qui nous est proposé instaure autoritairement une sorte de beauté totalement standardisée, autre face de la laideur dominante.

C’est donc ailleurs, sans doute, qu’il convient aujourd’hui de chercher la beauté, sachant que cet « art contemporain » est compromis pour longtemps, aussi longtemps qu’il parviendra à se faire passer pour le parangon de la modernité, en parfaite usurpation d’identité. Cela risque d’être long !

Mais la création ne se limite pas aux « arts plastiques », ni à leurs substituts en forme d’ « installations », genre que, par parenthèse, les surréalistes avaient déjà épuisé dès leur première grande exposition de 1938 : 172 sacs de charbon accrochés au plafond, un taxi à l’intérieur duquel il pleut, des escargots en vadrouille sur des mannequins peu vêtus, et des lampes de poche individuelles pour tout éclairage, qui dit mieux ?

Ainsi, pourquoi ne pas se tourner vers la poésie afin de débusquer la beauté là où elle se trouve, peut-être en majesté ? Attention, quand je parle de « poésie », je ne veux pas nécessairement évoquer le sacro-saint « passage à la ligne », menant trop souvent hélas à l’inflation poétique, soit par surcharge, soit par anémie ; là aussi, la rage du contemporain à tout prix a frappé, passant toute échappée lyrique par pertes et profits ! Non, je veux parler ici de l’écriture narrative, celle qui esquive les pièges compassés de la « littérature » pour mieux aborder le territoire poétique, celle qui s’arrache aussi aux griffes de la fabrication en série, tous ces romans salonnards, nombrilistes et autobiographiques, miroirs destinés à la libre circulation des lieux communs consensuels, cette littérature qui ne connaît que la valeur d’usage des mots, leur sens le plus direct, le plus banal, cette écriture qui n’a pas d’enjeu, pas de fonction symbolique, pas de volume dramatique, pas de mise en cause du langage, cette littérature dominante, rendue possible par l’action parallèle de lobbys éditoriaux de la haute finance chargés de « faire du fric », comme Lagardère junior et son poulain en or massif nommé Guillaume Musso !

Annie Le Brun, Ce qui n’a pas de prix.

Maurizio Catellan, « L.O.V.E. ou le doigt » (2009) © Jim Linwood

On s’accorde généralement à reconnaître que certains écrivains de la fin du siècle dernier – allons, allons, ce n’est pas si loin ! – ont apporté à la langue française quelques œuvres qui enrichirent la prose dont ils se servaient de fulgurances poétiques plutôt rares chez leurs contemporains. Citons parmi eux Julien Gracq, André Pieyre de Mandiargues ou André Hardellet, à qui André Breton pourra écrire un jour : «Vous abordez là, en conquérant, les seules terres vraiment lointaines qui m’intéressent et la reconnaissance que vous y poussez offre un nouveau ressort à tout ce que je me connais comme raisons de vivre ». Or, il se trouve que la beauté poétique, que l’on opposera à la beauté esthétique marchande plus haut dénoncée, c’est principalement chez deux auteurs très actuels qu’on la trouve, tous deux issus de la mouvance surréaliste, comme par hasard ; il s’agit d’une part de Jacques Abeille, dont les éditions Folio viennent de rééditer deux de ses fabuleux romans du cycle des contrées, Abeille dont j’ai déjà eu la chance de pouvoir parler jadis dans la défunte Quinzaine littéraire ; et d’autre part de Manuel Anceau, jeune auteur dont je souhaite vivement que la singularité qui est la sienne, et la puissance naturellement poétique de ses écrits, le placent au premier rang de ceux qui aujourd’hui comptent ! S’il avait déjà publié, il y a quelques années, deux courts volumes, je considère que l’apparition actuelle de son recueil de contes Livaine, aux éditions Ab Irato, constitue un véritable événement qu’il faut saluer sans mesure, la beauté qui s’en dégage servant d’antidote à la laideur ambiante !

Prenez « Livaine », justement, conte qui donne son titre à l’ensemble du recueil. L’histoire qui nous est racontée semble nourrie d’un certain nombre de souvenirs comme issus d’une vie où l’imaginaire et le réel seraient en perpétuelle connivence, l’un et l’autre se construisant des passerelles, des ponts submersibles ou des chemins de halage, le désir de se révéler à soi-même menant secrètement le propos. L’écriture qui préside à l’ensemble est tout à fait fascinante ; elle avance à coups de ruptures, de parenthèses, d’un jeu avec la ponctuation qui se fait rare de nos jours, et son mouvement fait penser à la lente apparition d’un cliché photographique dans son bain – comme au joli temps de l’argentique ! –, l’image complète de ce que véhicule la phrase n’apparaissant qu’à son aboutissement, son sens profond révélant alors tout ce qui se tramait en l’affaire.

Je crois savoir que Manuel Anceau écrit sans idée préalable, qu’il est dépendant des premières phrases et que, poussé par les mots, il avance à l’aventure, d’où cette manière de faire surgir personnages et situations quand il en éprouve soudain la nécessité, quand le langage parle et que l’inconscient est à l’œuvre. Il pourrait donc s’agir d’une sorte d’automatisme sous contrôle, la volonté du conscient puisant sans retenue dans les réserves de l’imaginaire.

Ainsi, l’histoire de « Livaine » va-t-elle s’articuler à partir d’un « présent » que fait un jeune garçon nommé Loupiot à cette toute jeune fille, une petite bête encore chaude qu’il vient de tuer, une bague – celle de sa mère disparue mystérieusement – qu’à nouveau Loupiot va lui remettre après l’avoir trouvée, une roulotte où il va la conduire : « Il m’aurait parlé d’un temple inca, que je n’en aurais pas été moins surprise : j’ai levé la tête et ce que j’ai vu ressemblait à ce point à une gravure coloriée, bien qu’aux coloris très estompés, que j’ai d’abord cru qu’on avait dressé là je ne sais comment une tenture, sorte de tapisserie médiévale où je n’aurais pas été étonnée de voir, à l’arrière-plan, se dresser sur ses pattes une licorne, aux yeux doux ». La bohémienne qui vit là va lui révéler quelques secrets de l’univers, où l’image de sa mère viendra jouer son rôle, et ses propos, où grondent les métamorphoses de la nature, vont très simplement déboucher sur ce fantastique supérieur qu’est le merveilleux, toute la magie de la vie y prenant source. Dirai-je qu’à cet instant, et au-delà des références littéraires, c’est au grand André Hardellet que l’on pense, tant la qualité de l’écriture et sa force poétique tracent un chemin qui s’éclaire sous nos yeux, au fur et à mesure que l’on avance ?

Dix autres contes figurent dans ce livre, dont je ne vous dirai rien pour vous laisser le plaisir extrême de les découvrir. On reparlera à coup sûr de Manuel Anceau, à moins que les chroniqueurs littéraires ne lisent que ce qu’on leur met sous le nez, sans savoir ressentir l’événement quand il se produit !


  1. William Moris, Contre l’art d’élite, Hermann, 1985.

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