La littérature latine aujourd’hui

Nicola Gardini nous fait entrer, grâce à la littérature latine, dans un espace de découverte et de dialogue où l’ensemble de notre rapport aux livres et à la littérature est convoqué.


Nicola Gardini, Vive le latin. Histoires et beauté d’une langue inutile. Trad. de l’italien par Dominique Goust avec la collaboration d’Ilaria Gabani. Bernard de Fallois, 278 p., 18 €


Nicola Gardini invite son lecteur à la découverte-redécouverte, non pas d’une langue, quoi qu’en dise le titre, mais d’une littérature.  Au fil d’une vingtaine de chapitres consacrés le plus souvent à un ou deux auteurs, parfois à un mot (le mot « ombre » chez Virgile), c’est un panorama de la littérature latine qui se dessine. À vrai dire, c’est mieux qu’un panorama : une plongée, accessible à tous et chaque fois singulière, dans les œuvres et dans la façon dont leurs explorations linguistiques accompagnent ou inventent des façons nouvelles de  vivre.

Nicola Gardini, Vive le latin. Histoires et beauté d’une langue inutile

Plaute

De La guerre des Gaules de César, Nicola Gardini cite une phrase qui raconte la fabrique d’un pont militaire, la pose des pilotis dans le courant et relève l’aventure d’une langue d’ingénieur conquérant « qui recrée le monde par l’arithmétique et la géographie, qui organise les phrases selon des rapports exacts de cause à effet et par unités temporelles clarifiées avec précision ». Chez Augustin et Jérôme, passages à l’appui, il souligne l’ambivalence douloureuse du rapport à  Cicéron, tout entier réinterprété pour promouvoir une langue destinée à convertir le plus grand nombre, assumant d’être lexicalement et syntaxiquement fruste, voire incorrecte, plus populaire qu’élégante, mais parfois riche en images inattendues : « memoria quasi venter est animi » (« la mémoire est comme le ventre de l’âme »). Chez le satiriste Juvénal, pour qui les mœurs de ses contemporains sont si corrompues que « difficile est saturam non scribere » (« il est difficile de ne pas écrire de satire »), il célèbre la « simplicitas » au sens de franchise morale et discursive (dont on trouve aussi l’éloge chez Sénèque et les chrétiens). Chez Virgile, un sens du vers et de l’enjambement qui relance la lecture et participe à la dramatisation des images.

Au fil du livre, une histoire se tisse, à laquelle le lecteur, latiniste ou non, est amené à participer ; les citations (toujours ciblées, commentées et traduites, bien entendu) l’invitent à faire, en douceur, l’expérience du latin, de ses sonorités, de ses rapports de ressemblance-dissemblance avec les langues vulgaires. L’histoire n’est pas seulement celle du latin de Plaute à Augustin – du reste l’ordre des chapitres n’est pas chronologique. C’est aussi, par incursions, celle des littératures en langue vulgaire qui s’en inspirent (signalons ici le geste de l’édition française qui a enrichi l’ouvrage de références francophones).

Nicola Gardini, Vive le latin. Histoires et beauté d’une langue inutile

Enfin, cette histoire est également, par touches légères, celle de l’auteur. Nicola Gardini prend en effet le temps de se situer, de rappeler dans quel contexte il a découvert, aimé, moins aimé, parfois redécouvert les œuvres qu’il commente. Citons cette phrase,  riche en promesses, dès le deuxième paragraphe : « le latin m’a aidé à sortir du cercle familial ». Alors le propos respire, on accueille les histoires de Nicola Gardini avec intérêt et bonheur.  Parfois on aimerait en savoir plus, parfois on voudrait risquer timidement un autre point de vue, même si l’on n’est pas spécialiste, ou  une autre référence contemporaine,  et peu à peu on se rend compte que l’auteur a gagné son pari. Nous nous sommes mis, nous aussi, à lire, à commenter, à raisonner. Toute notre relation aux livres s’en trouve sollicitée.

Et tel est bien, nous semble-t-il, l’argument principal du dernier chapitre, intitulé « Éloge de la langue inutile en guise de salut final ». Si les jeunes générations méritent qu’on leur propose l’enseignement du latin, ce n’est pas malgré sa désuétude, car le latin qu’on enseigne n’est pas une « langue morte ». Du point de vue de la communication orale, il ne saurait être mort, n’ayant jamais été parlé, ni, par conséquent, vivant. Le latin auquel nous avons accès, celui de Plaute, Tacite ou Augustin, est un latin écrit, de diverses manières, une langue devenue littéraire même pour des œuvres qui ne l’étaient pas au départ, et qui, à ce titre,  a le pouvoir de « donner naissance à une autre écriture ». Œuvrer pour le maintien du latin aujourd’hui, nous rappelle Nicola Gardini,  c’est œuvrer pour ce pouvoir de la littérature écrite à mêler ses  propres espaces-temps et ses langues au flux de nos vies.

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