Didier Deschamps a-t-il glissé dans le paquetage des Bleus partant pour leur estivale campagne de Russie la Petite philosophie du ballon de Bernard Chambaz ? Le coach garde bien ses secrets, et nous ne sommes pas de taille à donner des conseils au capitaine de l’an de grâce 1998 !
Bernard Chambaz, Petite philosophie du ballon. Flammarion, coll. « Champs Essais », 168 p., 8 €
Pour nous préparer à l’événement, cette petite philosophie en forme d’essai vient à point. « Essai », le terme ne convient pas au ballon rond, même si Montaigne est sollicité par ce livre pour son sens du rebond. La couverture du livre de Bernard Chambaz met en exergue un ballon de foot, les riches analyses privilégient ce format, l’ovale du rugby ou le petit du hand ne sont pas absents, mais ce sont des satellites gravitant autour du vrai ballon planétaire.
La fièvre événementielle du mondial ne doit pas masquer ce que la vraie passion du ballon permet de retrouver dans le siècle qui précède. Cet essai n’est pas une histoire, il est composé d’une soixantaine de textes, assez courts. Ils tiendraient sur un carton, ni jaune ni rouge, mais blanc, couvert d’une écriture élégante.
Si la marche, pratique souvent solitaire, porte à la méditation individuelle, tendue vers un terme, le foot, jeu collectif, se déploie dans un périmètre défini polarisé par deux buts. Les réflexions ou pensées n’animent pas de prime abord les courses, heurts et gestes des protagonistes. Le monopole accordé au(x) pied(x) n’assure pas à l’exercice une dimension intellectuelle. Bernard Chambaz écarte cette objection triviale : « Jouer avec sa tête, c’est forcément jouer avec cette intelligence aiguë du pied – qu’il touche le ballon ou qu’il se contente de courir ».
Albert Camus a reconnu la place du foot dans sa vie, dans l’effort physique et dans sa relation aux autres. Mais ce moraliste a été parfois laissé sur le banc de touche par les vrais philosophes. Chambaz a repéré les philosophes qui ont joué au foot et qui l’ont sollicité comme activité digne de réflexion : Derrida, Deleuze, Sartre, Merleau-Ponty ; pour atteindre le nombre de 11, outre Camus, il appelle des écrivains : Montherlant, Nabokov, Réda et Cendrars. Il observe que leur poste de préférence a été celui de gardien de but (sauf pour Cendrars, évidemment). En gardant le but, on a du recul vis-à-vis du jeu et on peut être le sauveur suprême. En meneur de jeu de cette équipe, un choix s’impose : Socrates (1954-2011), qui fut l’un des grands capitaines de la Seleçao (Brésil) et fit face à notre Platoche (ou Michel Platini) qui donnait le ton à l’équipe de France.
« Aliénation » : Chambaz aborde de front cette question qui ronge, un peu, le vieil amateur qui a séché un cours de philo ( sur le « libre arbitre ») pour rejoindre les copains sur un reste de pelouse. « Le ballon échappe-t-il au spectre du très fameux opium du peuple ? D’un côté, non, car il a tout d’une religion moderne et de ses attributs. Et de l’autre, oui. » Pour le oui, une belle citation de Gramsci vient, comme une passe lumineuse, soulager le lecteur inquiet.
Signe de l’époque, Chambaz esquisse le dossier « Genre ». Le moment du foot a été, très longtemps, un moment sans filles, que les garçons vivaient comme une parenthèse, une affaire d’hommes mesurant leur virilité sur le terrain (et dans les douches), débattant de leur jeu ou commentant celui de leurs modèles pros. « Il est indubitable que, depuis au moins le début du XXIème siècle, les filles ont prouvé leur aptitude ballon à la main ou ballon au pied, leur maîtrise technique et leur intelligence de jeu, elles l’ont prouvé parce qu’il n’y avait aucune raison du contraire. »
On peut même ajouter que ce football au féminin n’est pas un simulacre : c’est un vrai et beau jeu in situ, de gestes réussis et d’engagement total. Le football masculin contemporain est souvent celui d’athlètes engagés physiquement. Les femmes déclinent un jeu collectif de passes, d’esquives, qui rappelle le beau jeu rémois ou nantais de jadis. Il n’est en rien un « simulacre » comme ce jeu virtuel, pratiqué sur des tablettes exiguës, où la poussette digitale de Michel Serres remplace le sens du toucher par un pied, habile et parfois virtuose.
Avant la Russie, il y eut l’URSS et son goal légendaire Lev Yachine, dont on a appris récemment qu’il avait été salarié du KGB, sponsor du club Dynamo. Chambaz rappelle dans « Dialectique » qu’à Moscou un équipier de Yachine a une statue : Eduard Anatolievitch Streltsov (1937-1990), joueur du Torpedo, que Pelé a considéré comme son égal. Streltsov a une éblouissante et jeune carrière, qui fut brisée par les apparachiks jaloux. Envoyé au goulag (version Khrouchtchev), il en sort diminué physiquement.
Quel jour la France joue-t-elle à Moscou ? Ce serait une sortie édifiante pour nos Bleus, qui ne seront jamais menacés d’un tel carton rouge !