N’entre pas qui veut au pays des merveilles et des lettres. Qui y tient, animé par la curiosité ou son envers, l’ennui, devait, autrefois, se procurer un coupe-papier et massicoter l’ouvrage acheté ou offert. À ce prélude à la fois désuet et fortement symbolique, les éditions du Lérot (nom d’un petit rongeur proche du loir) obligent le lecteur de 2018 s’il veut découvrir les lettres échangées entre deux grands hommes de lettres du XXe siècle : Pascal Pia, né en 1903 et mort en 1979, et François Caradec, né en 1924 et mort en 2008.
François Caradec et Pascal Pia, Correspondance. Éditions du Lérot, 231 p., 35 €
Les deux amis se sont rencontrés en 1957 sous les ors du Collège de ’Pataphysique, autant dire sous le signe d’une intelligence fondée sur la conscience, ô combien aiguë, que savoir rime avec dérisoire. En vérité, il y a là bien plus qu’une rime car ces deux hommes ont un savoir littéraire immense, sans fin, sans fond, proportionnel à ce sentiment douloureux, ou, à l’inverse, joyeux, qu’il ne sert rien ni personne ; qu’il ne sert à rien, mais sûrement pas à personne, car il sert à vivre, lire, jouer, rire. En 1976, Pascal Pia écrivait à propos de Caradec qu’il « fait partie de cette société d’amateurs qui, s’étant aperçus que les farfelus constituent en quelque sorte le sel ou le levain du monde, tiennent à en perpétuer le souvenir ». On ne pouvait mieux le formuler, et leurs lettres sont des grains de sel précieux, un levain délicieux, qui nous plongent aux cœurs de l’histoire de la littérature et de l’histoire de l’édition.
Pascal Pia et François Caradec ont en commun une activité aux multiples branches, essentielle à toute vraie maison d’édition. Tous deux préfacent, réunissent, critiquent, inventent des collections, proposent des rééditions, rédigent des biographies de grands écrivains, en sortent d’autres de l’oubli, d’une grandeur moins accessible… Ces hommes ou femmes sont essentiels à la vie de l’édition et à celle de la littérature ; ils sont la courroie de transmission entre l’un et l’autre monde. Ce ne sont pas exactement des hommes de l’ombre, car ils ne sont pas animés par le goût du pouvoir, mais plutôt l’armée de l’ombre de la littérature. Ils sont souvent mal rémunérés, en bisbille ou en confiance avec leurs éditeurs qui dépendent d’eux pour la pérennité, sûrement pas pour le chiffre d’affaires du moment.
Les lettres de Pascal Pia et François Caradec sont d’abord un échange de nouvelles de cette vie intellectuelle dont ils sont des piliers. Caradec évoque l’état d’avancement de sa biographie d’Isidore Ducasse, puis celle de Raymond Roussel, sonde son ami à propos d’une idée de collection de « Vies perpendiculaires », qu’ailleurs il appelle « Vies parallèles », revient sur sa volonté de réunir différentes traditions de chansons françaises, poursuit avec passion son édition des œuvres complètes d’Alphonse Allais. Pascal Pia, qui a déjà derrière lui les biographies de Baudelaire et d’Apollinaire écrites pour la collection « Écrivains de toujours », aux éditions du Seuil, écoute, répond, prodigue des conseils, précise, partage son érudition – la réciproque est vraie –, évitant qu’elle reste lettre morte. Ils se lisent, se corrigent, se commandent des textes, s’entraident : à Pascal Pia à qui il a demandé un texte pour La Table Ronde, François Caradec précise (en 1967) qu’il tient « à vous faire établir un contrat qui vous protège (vous réserver le titre, vous garantir les sommes qui vous seront versées à la remise du manuscrit, etc.) ». Deux ans plus tard, en 1969, il recommande à Pascal Pia qui pige pour Le Magazine Littéraire et La Quinzaine littéraire : « Méfiez-vous des périodiques littéraires, du moins de leur solvabilité […] Je n’ai pas l’impression que Messieurs les Éditeurs veuillent les secourir en les arrosant de publicité pas cher… » Rien ne change ? Tout change ?
Les deux amis ont en commun un goût des calembours et des jeux de mots peu étonnant pour des « Satrapes » épris de « jarryphilie ». Ils se saluent avec des « respectueux et pataphysiques sentiments » et des « satrapiquement à vous ». Pascal Pia s’essaie à un « Cher Caradèque », « orthographe de rechange pour les jours où vous voudriez vous déguiser en Mexicain ». Ils accueillent avec bonheur les coquilles des textes édités. Pascal Pia repère ainsi un « Isodore » en lieu et place d’Isidore et se réjouit de voir que « ce vocable intermédiaire entre Isidore et Inodore n’est pas dépourvu de charme ». Ils aiment la folie des mots et puisent dans la littérature consacrée tout ce qu’elle cache de bizarre : « En potassant la correspondance de Mérimée pour y chercher des apophtegmes contondants et des épiphénomènes verticaux », raconte François Caradec… Ils adorent ce qui résiste, détonne, tout ce qui empêche l’écriture lisse.
On trouve dans cette correspondance des nursery rhymes de George Moore, des poèmes érotiques signés Auguste Semeur par Caradec, ou encore, la fiche de lecture d’un certain Cadet de Gassicourt, bibliothécaire aux « longs sourcils roussâtres », qui l’a glissée dans un livre de Raymond Roussel : elle est reproduite page 149, absolument folle et incongrue. Elle est pour nous l’occasion de remarquer que, dans les années 1960 et 1970, les gens de lettres recopiaient à la main les fruits de leurs recherches : les ordinateurs n’existaient pas, il était hors de question de s’offrir un ou une secrétaire, crayon et papier étaient encore le seul support, le premier cordon vers le public et la postérité. Le travail de copiste ne s’est pas arrêté avec l’invention de l’imprimerie.
Pascal Pia et François Caradec sont plus que des érudits. Ce sont de vrais chercheurs, de vrais savants, comme on le dit pour les hommes de sciences dures. Ils fouillent, enrichissent, rectifient, manifestent un goût extrême pour la précision, l’exactitude des faits. Rien n’est moins vague que leur amour de la lettre et leur connaissance de la langue française. Ils sont nés avant et après la Grande Guerre, et leur prose est un mélange d’argot, de langue châtiée et de français populaire superbe, qui n’a pas encore été raboté par la télévision. Tous deux sont des autodidactes, ce n’est pas un hasard, et cela force l’admiration. Pascal Pia évoque la « cosserie » d’Emmanuel des Essarts, distingue les citoyens « vulgivagues » qui n’étaient pas astreints à servir dans la Garde nationale (à propos de Ducasse) ; Caradec loue la « parpagne » qui entoure la petite ville occitane de Bazet…
Si le mot ne connotait pas quelque chose de figé, nous pourrions parler de « conservatoire » de la langue française. Ce ne serait pas faire justice à l’impertinence et à l’ampleur de vue et de goût de ces deux hommes. Le 6 mars 1969, Caradec se plaint ainsi en riant : « L’anticléricalisme ne marche même plus. L’antimilitarisme non plus. Notre siècle n’aura inventé de bien que la minijupe, et encore ! ça met au jour bien des atrocités. » Certain.e.s fronceront le sourcil et achopperont sur l’exclamation. Elle m’a fait rire car elle met en valeur la liberté et la tolérance de ces deux hommes qui jamais ne prononcent le moindre jugement sur les autres. Vous ne trouverez dans cette correspondance ni moquerie ni vacherie sur les pairs, un trait d’autant plus remarquable que Caradec prépare un Dictionnaire des insultes de langue française. Pas non plus de condamnation politique. Nous sommes en 1967 quand Caradec rapporte qu’il a vu Jacques Boudillet qui prépare une biographie de Céline : « Ses découvertes sont folles – et impubliables », écrit-il simplement. « Je rencontrerai volontiers votre Célinologue », répond Pia. Et en 1973, quand Pia, parlant des rapports entre Colette et Valéry, précise : « Valéry, épousant les vues de ses supérieurs au ministère de la Guerre et donnant dans un antisémitisme qu’il croyait propice à sa carrière, rompit avec Schwob et avec tous les Juifs qu’il avait jusque là caressés. »
L’anarchisme de ces deux hommes est aussi une forme de tolérance, de mise à distance des options politiques des uns et des autres pour apprécier d’autres versants et voir ailleurs. Est-ce parce que l’un et l’autre ont connu la guerre ? La paix rendrait-elle dogmatique et censeur ? Il en faut beaucoup pour impressionner nos deux correspondants, plus proches du zutisme que du mimétisme. Et l’on sourit en remarquant la seule allusion au mois de mai 1968 sous la plume de Caradec évoquant sa fille qui cherche un stage : « Je ne m’étonnerais pas si elle reprenait du service dans les services de dépavage… »
Cette liberté est d’autant plus frappante chez Pascal Pia dont l’engagement dans le réseau résistant Combat, suivi par son travail dans la revue du même nom, est connu. Le personnage est fascinant, ces lettres ne dévoilent de lui qu’une facette. Son portrait a été brossé par Roger Grenier dans Pascal Pia ou le droit au néant : apparaît un homme tourmenté, hypermnésique, farouche, marginal profond en dépit d’amitiés (et de brouilles) légendaires, frôlant le cynisme, que son versant pataphysicien lui évite d’embrasser totalement. Maurice Nadeau lui consacre 33 pages (son plus long chapitre) dans ses mémoires pour souligner la chaleur de l’homme, et ce même sens de la vanité des choses, cette volonté de brûler ce qu’on a écrit. La publication de cette correspondance, comme les témoignages de ces deux éditeurs, trahissent-ils cette volonté ? Sûrement pas s’il s’agit de perpétuer un souvenir, et un peu plus.