L’invention d’une œuvre

La bonne idée de cette Pléiade attendue est certainement de l’avoir constituée non en « œuvres complètes » mais en « Mémoires », inscrivant une partie des livres de Simone de Beauvoir dans la grande tradition des mémoires historiques et lui donnant ainsi toute sa place dans l’histoire du XXe siècle. Ce faisant, l’édition invente une œuvre qui n’existait pas en tant que telle.


Simone de Beauvoir, Mémoires. Édition publiée sous la direction de Jean-Louis Jeannelle et d’Éliane Lecarme-Tabone. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2 vol., 1 470 p. et 1 547 p., 62 € et 63 €


Ses maîtres d’œuvre étaient les mieux placés, ensemble, pour mener à bien cette entreprise. Éliane Lecarme-Tabone est spécialiste de l’autobiographie et de l’écriture des femmes et Jean-Louis Jeannelle l’auteur de travaux importants sur les mémoires historiques du XXe siècle (en particulier de Malraux). Ils orientent ainsi autrement la lecture que l’on fait de l’auteure. Ni l’événement historique de l’icône livresque du féminisme qu’est Le Deuxième Sexe, ni l’itinéraire un peu chaotique marqué par la recherche d’une forme – entre roman, essai, autobiographie et même une tentative théâtrale – et la quête d’une place, ne sont privilégiés. C’est l’aventure d’une vie confondue avec l’écriture de soi, ou plutôt l’articulation d’une destinée individuelle et d’une vie collective qui est mise en avant, la façon dont une existence se déroule et se raconte au rythme de l’histoire. Ils donnent ainsi une forme inédite et une puissance différente à l’œuvre de Beauvoir.

Ces Mémoires de Simone de Beauvoir n’existaient pas dans l’histoire littéraire comme existent les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand ou les Antimémoires de Malraux. D’une certaine manière, on peut dire qu’ils existaient et qu’ils n’existaient pas. Ils existaient partiellement dans le titre donné par Beauvoir à son récit d’enfance et de jeunesse, Mémoires d’une jeune fille rangée. Ils existaient dans la succession des massifs à caractère autobiographique, de La Force de l’âge à Tout compte fait, en passant par La Force des choses. Mais Beauvoir elle-même a toujours hésité sur le terme à utiliser pour les qualifier. À propos des Mémoires, elle parle tour à tour d’« enquête », d’« exposé », de « compte rendu » ; elle considère La Force de l’âge comme une « autobiographie » mais définit La Force des choses comme des « mémoires ». Ce flou terminologique, outre qu’il correspond en français à une lente installation du mot « autobiographie » pour désigner le genre des écritures de soi, a aussi pour origine l’incertitude de l’auteure face à son œuvre en train de se faire. La grande rupture historique que représente dans sa vie le début de la guerre d’Algérie impose sans appel la nécessité d’inscrire son moi dans l’histoire, mais le déploiement de l’entreprise n’est pas encore lisible. Enfin, ces Mémoires n’existaient pas sous cette forme car ils incluent des textes que Beauvoir avait situés dans une forme de marge ou d’écart par rapport à son autobiographie : à commencer par Une mort très douce, court texte de 1964 consacré à la maladie et à la mort de sa mère, à la fin de l’année précédente, et qu’elle avait intitulé « récit » ; et ils posent aussi la question du statut de La Cérémonie des adieux, présentant les dix dernières années de la vie de Sartre vues à travers les yeux de Beauvoir.

Simone de Beauvoir, Mémoires

Simone de Beauvoir au Parc Montsouris (octobre 1973) © Collection S. Le Bon de Beauvoir, photo F. Hanoteau/Éditions Gallimard/Succession Simone de Beauvoir

Ce coup de force éditorial est une chance de l’œuvre qui désormais s’ouvre sur cette phrase : « Je suis née à 4 heures du matin, le 9 janvier 1908, dans une chambre aux meubles laqués de blanc, qui donnait sur le boulevard Raspail. » Elle s’achève 2 500 pages plus loin sur une autre, très mémorable, écrite en 1980 juste après la mort de Sartre : « Sa mort nous sépare. Ma mort ne nous réunira pas. C’est ainsi ; il est déjà beau que nos vies aient pu si longtemps s’accorder. » Entre les deux se déploient une vie, deux vies et beaucoup de vies. Comme le signale Jean-Louis Jeannelle dans l’introduction, beaucoup de contemporains, même les moins aimés de l’auteure, ont souligné cette concordance des existences. Ainsi, Mauriac, à la sortie de La Force des choses, sait dire à quel point en parlant d’elle Beauvoir parle de « nous » : « Cet adversaire qui n’écrit mon nom qu’avec hostilité ou mépris, écrit-il dans Le Figaro littéraire du 14 novembre 1963, et dont presque toutes les options s’opposent avec violence aux miennes, rien ne peut faire que son histoire ne soit mon histoire : revenir à ses souvenirs, c’était revenir aux miens. » Cette lecture généreuse est aussi celle à laquelle ces volumes nous invitent. Ils font de Beauvoir un témoin majeur de l’histoire du XXe siècle.

Le genre des mémoires se distingue de l’autobiographie non parce qu’il serait forcément plus éloigné de l’intime mais parce qu’il se centre moins sur l’individu que sur la relation d’une vie au siècle. Il connaît son plein essor après la Révolution, tant ses acteurs et ses témoins ont eu besoin de comprendre, dans un léger après-coup, combien cet événement avait tourné leur vie [1]. Pour Beauvoir, la première grande césure a lieu à la Libération. Elle quitte définitivement la posture de dégagement par laquelle elle avait cru pouvoir définir son être au monde dans les années 1930 pour lier son existence à son temps. Elle s’engage aux côtés de Sartre dans Les Temps modernes, participe à un certain nombre d’actions publiques, en France et à l’étranger, publie des textes de philosophie morale et surtout cherche une forme pour exprimer la force de ce lien. Elle la trouve provisoirement dans le roman, avec Les Mandarins, publié en 1954 et qui obtient le prix Goncourt la même année, tout en couvrant journellement tous les champs de l’écriture personnelle : lettres, journal – qu’elle commence comme Sartre pendant la guerre –, notes, carnets… C’est une seconde césure historique qui va faire surgir la trouvaille : le commencement de la guerre d’Algérie la révèle à elle-même autant qu’il lui révèle la nécessité d’incorporer le monde extérieur dans son œuvre. C’est à cette date qu’elle décide de poursuivre l’entreprise de remémoration et d’incorporation d’une époque historique commencée avec les Mémoires d’une jeune fille rangée en racontant sa jeunesse dans La Force de l’âge.

Simone de Beauvoir, Mémoires

Photo d’identité de Simone de Beauvoir (1939) © Collection S. Le Bon de Beauvoir, photo F. Hanoteau/Éditions Gallimard/Succession Simone de Beauvoir

Vient ensuite, avec La Force des choses, le moment où le temps de l’écriture rejoint le temps de la vie, dans lequel on peut voir l’accomplissement de toute entreprise de mémorialiste. En cet instant troublant, où une conscience est pleinement engagée dans l’histoire qu’elle raconte et sur laquelle elle pose un regard distancié ou critique, les lecteurs sont placés devant le temps. Ils comprennent alors leur existence historique en voyant l’être aux prises avec les événements. Par un effet de courbe extrêmement bouleversant, plus le temps presse et s’apprête à manquer, plus il est présent et impose au lecteur sa présence de présent. C’est particulièrement vrai dans La Cérémonie des adieux. Ce livre a été abondamment critiqué pour le portrait abîmé qu’il donnait de Sartre et pour l’image d’un corps souffrant qui abandonnait à la fois une figure et un nom. Mais, ainsi placé comme terme des Mémoires de Beauvoir, il met devant l’événement pur. Pour Beauvoir, la mort de Sartre est sans après-coup. Elle clôt l’entreprise des Mémoires parce qu’elle prive d’accord avec le temps.

Albert Thibaudet a appelé « temps des mémoires » le moment où, avant que les historiens ne posent un regard distancié sur eux, les écrivains ou les acteurs reviennent sur les événements dont ils ont été les témoins. Simone de Beauvoir s’est pleinement révélée dans ce temps et elle a compris que sa vie ne prenait sens que dans son exemplarité. L’exemplarité n’est pas la singularité. Elle se dit dans la langue de tous et dans un récit qui ne renonce pas à être plat. On peut trouver à la longue que, par rapport à d’autres œuvres qu’on aime, Simone de Beauvoir a une écriture d’institutrice, qu’elle conduit son récit de vie comme on ferait une bonne rédaction. Mais elle a mis dans sa vie tellement de fantaisie, de frénésie – même si, comme elle le raconte dans les Mémoires d’une jeune fille rangée, la rencontre avec Sartre lui a révélé toute la tiédeur qu’il pouvait y avoir dans ses fièvres –, que son histoire nous emporte, nous passionne et continue à raconter l’Histoire. C’est toute la grandeur de cette édition que de l’avoir compris, que de l’avoir montré, en prouvant au passage que les œuvres ne sont pas de la seule responsabilité de leur auteur.

Signalons, en même temps que ce massif mémorial, la parution du riche Album de la Pléiade Simone de Beauvoir, écrit par Sylvie Le Bon de Beauvoir et, il y a quelques mois, celle du Cahier de l’Herne Simone de Beauvoir, sous la direction d’Éliane Lecarme-Tabone et de Jean-Louis Jeannelle, qui contient un certain nombre de lettres et de textes inédits et de belles contributions.


  1. Très bien montré par Damien Zanone dans Écrire son temps. Les Mémoires en France de 1815 à 1848, Presses universitaires de Lyon, 2007.

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