L’Ange en ce jardin

Le Triomphe de l’amour est une des grandes pièces de Marivaux les moins souvent représentées, peut-être à cause de la complexité de l’intrigue et de la difficulté du rôle principal. La mise en scène de Denis Podalydès permet de la voir actuellement aux Bouffes du Nord ; mais elle déçoit quelque peu l’attente suscitée.


Marivaux, Le Triomphe de l’amour. Mise en scène de Denis Podalydès. Les Bouffes du Nord, jusqu’au 13 juillet. Tournée jusqu’en février 2019


Déjà, à sa création en 1732, la pièce écrite pour les Comédiens-Italiens, avait connu un accueil contrasté, que Marivaux commente dans sa préface. Elle associait à la surprise de l’amour un enjeu politique. Léonide, princesse de Sparte, éprise d’Agis au premier regard, souhaite lui restituer le pouvoir qu’elle a reçu de son père, mais que son oncle avait usurpé. L’héritier légitime avait été élevé dans la haine de la souveraine et dans le renoncement à l’amour, dans la société protégée du philosophe Hermocrate et de sa sœur Léontine. Il ne peut être approché que grâce au travestissement, en homme de la princesse et de sa suivante Corine, sous les noms respectifs de Phocion et d’Hermidas, qui leur permet de s’introduire dans le domaine. Mais pour y être admise le temps nécessaire à la conquête d’Agis, la princesse, avec la complicité vite achetée de deux serviteurs, Arlequin et Dimas, va devoir aussi faire naître l’amour chez le frère et la sœur. Jusqu’alors tous deux s’étaient bien gardés d’un sentiment aussi dangereux et le considèrent de toute façon hors de saison, à environ quarante-cinq ans pour lui, trente-cinq pour elle.

La princesse conduit trois entreprises de séduction, de Léontine comme homme, d’Hermocrate, qui a vite démasqué son travestissement, comme femme, sous la fausse identité d’Aspasie, d’Agis comme homme, puis comme femme. La première est assez vite achevée grâce au portrait très flatteur d’une créature dans lequel Léontine accepte de se reconnaître et à l’argument définitif : « Toutes les âmes sont du même âge ». La deuxième doit en passer par l’étape d’un aveu au philosophe, censé aider la malheureuse Aspasie à se libérer de sa passion pour lui : « Je ne vous dis point que je vous aime, afin que vous m’aimiez ; c’est afin que vous m’appreniez à ne plus vous aimer moi-même. » La troisième conduit Agis de l’amitié pour Phocion à l’amour pour Aspasie, enfin à l’amour pour la princesse Léonide. Les commentateurs soulignent le plus souvent les subtiles variations dans ces stratégies de conquête, d’autant mieux maîtrisées que les deux premières sont menées en l’absence de tout sentiment, si ce n’est, un temps, la compassion : « J’ai pitié de sa faiblesse, ô Ciel ! pardonnez mon artifice ! ».

Marivaux, Le Triomphe de l’amour

© Pascal Gély

L’interprétation du personnage travesti semble de ce fait particulièrement exigeante. En 1955, au TNP, Jean Vilar avait choisi Maria Casarès pour l’incarner. Antoine Vitez, pour son magnifique spectacle, Il Trionfo dell’amore, créé fin 1985 au Piccolo Teatro de Milan, repris début 1986 au Théâtre national de Chaillot, avait pu bénéficier de la présence d’une très grande actrice, Maddalena Crippa et, pour le rôle d’Arlequin, de Ferrucio Soleri, protagoniste d’Arlecchino, servitore di due padroni, la légendaire mise en scène de Giorgio Strehler. Le soir de la première, aux Bouffes du Nord, malgré des représentations antérieures à la Maison de la Culture d’Amiens et au Printemps des Comédiens à Montpellier, Leslie Menu semblait encore cantonnée dans un seul registre. Mais ce jeu, de prime abord décevant, trouve peut-être son explication dans le programme du spectacle. Denis Podalydès y prête paradoxalement à Phocion/Aspasie/Léonide une égale innocence, comparable à celles des autres personnages, durable jusqu’au dénouement. Il la montre toute décontenancée, comme oubliée par Agis, revêtu, par ses soins, du manteau princier, prêt à se précipiter vers le trône. « La princesse Léonide, travestie en homme sous le nom de Phocion, arrive innocemment. Elle ne connaît pas non plus l’amour. Prise au jeu, inconsciente de la maladie qu’elle propage dans le jardin philosophique, elle mène simultanément trois conquêtes amoureuses avec autant de virtuosité que d’innocence. Hermocrate, sa sœur Léontine et le prince Agis succombent, non parce qu’ils ont affaire à une femme diabolique, mais à l’Ange, à l’Amour en personne, qu’ils avaient cru chasser du jardin. »

La jeune Leslie Menu retrouve son professeur au CNSAD (Conservatoire supérieur d’art dramatique) dans les scènes avec le philosophe Hermocrate ; elle est alors confrontée à un partenaire exceptionnel. Philippe Duclos opère une véritable métamorphose, soulignée par les beaux costumes de Christian Lacroix, d’une austérité misanthrope et plus encore misogyne à une alacrité de futur marié. Entre temps il suggère, dans toutes ses étapes, la progression vers ce qu’il vit d’abord comme une défaite, jusqu’à l’aveu quasi désespéré de sa faiblesse, du partage de l’humaine condition. Il domine une distribution pourtant de qualité. Avec moins de nuances que lui, Thibault Vinçon parcourt, de manière convaincante, le passage de la surprise de l’amitié à la révélation de sa véritable nature. Stéphane Excoffier fait rire et aussi émeut dans sa découverte de l’amour, les préparatifs de ses noces, seule véritable victime, renvoyée pour toute consolation à son erreur sur le sexe de son futur époux. Jean-Noël Brouté ne ressemble pas à l’Arlequin de la tradition italienne. Mais, comme lui, il assure avec Dominique Parent, le valet Dimas au parler patoisant, une franche gaîté dans le spectacle. Avec Edwige Baily, la suivante Hermidas, il exhibe les appétits charnels montrés chez les serviteurs, masqués chez les maîtres, par Marivaux.

C’est toujours un plaisir de retourner au Théâtre des Bouffes du Nord, où cette saison Peter Brook est revenu pour The Prisoner, écrit et mis en scène avec Marie-Hélène Estienne. Mais le plaisir est plus grand encore de retrouver le beau délabrement de son mur pourpre et le dépouillement de son espace scénique. Cette fois le décor occupe toute l’aire de jeu fermée, presque jusqu’à la fin de la représentation, par des ciels qui parfois virent à l’orage. Il y semble bien à l’étroit : le plateau est recouvert des plantations d’herbes hirsutes déjà utilisées au Français par Eric Ruf, administrateur général, mais aussi scénographe, pour la mise en scène, par Clément Hervieu-Léger, en 2016, d’une autre pièce de Marivaux, Le petit-maître corrigé ; s’y ajoute une encombrante cabane pivotante, refuge du philosophe. Les entrées des personnages se font parfois comme sur une espèce de plate, manœuvrée à la rame ; mais leurs déplacements paraissent souvent contraints. Comme la musique est en partie jouée sur scène, sous la direction de Christophe Coin, doivent en plus trouver place les instruments : violoncelle, viole, épinette. Mais au cours d’une longue tournée le spectacle trouvera d’autres espaces et une autre respiration ; il permettra à une magnifique pièce trop méconnue de pleinement se déployer.

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