Dans ce roman, il y a un roi, deux épouses, trois fils et un Dieu, un seul. Vingt-cinq ans après que deux ogives nucléaires ont détruit Tel Aviv et Haïfa, le Temple a été reconstruit à Jérusalem et Israël est devenu un royaume. L’histoire se passe dans un futur totalement plausible et angoissant. Ici commence une tragédie d’anticipation biblique.
Yishaï Sarid, Le Troisième Temple. Trad. de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech. Actes Sud, 310 p., 22,50 €
Jonathan, le narrateur du roman de Yishaï Sarid, est le troisième fils du roi Yehoaz. Gravement blessé dans un attentat, il a été privé de sa virilité et boite lourdement. C’est un jeune homme intelligent, sensible, loyal, il admire son père et croit en la bonté de Dieu. Avec son frère Yoël, il sert dans le Temple, tranchant la gorge des agneaux sacrificiels et aspergeant l’autel de sang comme l’ordonne la Torah. Il parle de Tel Aviv avec un mélange de fascination et d’horreur : c’était la ville où les hommes marchaient main dans la main et mangeaient des insectes marins, où les Arabes riaient sur la plage en compagnie de jeunes filles juives à demi nues. De ce lieu d’abomination, il ne reste aujourd’hui « que des monceaux de ruines, les corps des filles sont calcinés ou ont servi de festin aux cloportes ». Tandis qu’à Jérusalem les hommes ont le cœur et le regard droits et de grandes kippas tricotées, et les femmes sont « souriantes, pudiques et belles, les cheveux retenus par des foulards de couleur et tous marchent avec joie vers le sanctuaire ».
Le récit débute au moment où la cité idéale commence à se détraquer. Dans la famille, la rivalité entre David et Yoël ne fait que croître, le père prend pour deuxième épouse la jeune Efrat qui était promise à Jonathan. Devant le Temple se passent des choses terribles. Des porcs ont été posés sur les braises, l’odeur atroce de la viande impure se répand dans la ville. Sortant des haut-parleurs, des « Allah-u Akbar » gutturaux se font entendre. Et, au milieu de la nuit, une image danse dans le ciel, un homme aux cheveux blancs s’adresse à la foule : « Le peuple s’oppose à la violence. Cette manifestation doit exprimer à l’intention des très nombreux Arabes du vaste monde que le peuple d’Israël veut la paix ». C’est Yitzhak Rabin, le Premier ministre assassiné en 1995, les plus vieux l’ont reconnu.
Et puis il y a cet ange inquiétant qui apparaît à Jonathan. L’ange en a marre de travailler pour Dieu : « J’ignorais pourquoi il fallait que je sois témoin de ces horreurs, ici et dans les autres lieux où vous avez été massacrés. Dieu est-il un pervers qui jouit des horreurs ? Je ne sais pas ». De manière très troublante, il raconte comment il a accompagné le crucifié, il y a longtemps, ici même. Jésus n’était pas beau, il ne ressemblait pas aux peintures qu’on a faites de lui, et c’est pour cette raison que les gens n’ont pas eu pitié de lui, explique l’ange. « ‟Où est mon père ?”, murmurait-il ? Il a attendu un miracle. Je voulais le consoler, j’ai presque éprouvé un semblant de pitié, mais que pouvais-je dire ? » Quand arriveront famines, maladies et pire encore, Jonathan se souviendra de Tel Aviv, de sa plage et de la mer bleue. Unissant dans la même nostalgie la famille qu’ils formaient et le pays qu’Israël était alors, il se souviendra aussi de ses parents, quand ils étaient laïques, jeunes, beaux.
Yishaï Sarid, l’auteur de cette dystopie qui n’est peut-être qu’une prophétie, est romancier et avocat. Il est le fils de Yossi Sarid (une figure de la gauche israélienne, mort en 2015) et il est marié à la petite-fille de Moshe Dayan. Nous l’avons rencontré lors de son passage à Paris en avril dernier.
Quelle est l’origine de ce roman ?
Ma première idée était de raconter une histoire avec Dieu, un prophète et son fils. Et de la situer dans un passé lointain, dans les temps bibliques. Une histoire de relations intimes, alors que toutes les critiques publiées en Israël ont insisté sur l’aspect politique ou religieux du roman.
Si vous parlez de Dieu et des temps bibliques, il doit bien y avoir un peu de religion…
Il y a de la religion mais je ne suis pas religieux. Dieu est dans le livre, il n’y a aucun doute là-dessus, c’est un personnage du roman. Mais, pour quiconque est élevé en Israël, Dieu existe d’une manière ou d’une autre. Même si vous êtes laïque, vous grandissez avec les fêtes juives, vous connaissez la Bible. Que vous le vouliez ou non, Dieu fait partie de votre psyché. Je préférerais qu’il ne soit pas là, mais il est là. Avec ce livre, je suis entré dans les détails de la loi biblique et rabbinique, j’ai décidé de devenir un expert, ce que les laïques ne font généralement pas. Ce champ est totalement monopolisé par les religieux et c’est un problème, ça a des implications politiques. Quand le livre a été publié en 2015, un dialogue très intéressant s’est ouvert avec les gens qui veulent rebâtir le Temple et qui avaient apprécié mon expertise. Venant de quelqu’un comme moi, ça les avait beaucoup surpris.
Sur quoi a porté ce dialogue ?
J’ai par exemple reçu l’appel d’un architecte de Jérusalem qui m’a dit : « J’ai lu votre livre, je ne suis pas d’accord avec votre sinistre analyse gauchiste, mais j’ai trouvé vos idées d’architecture très intéressantes. J’ai moi-même dessiné des plans pour reconstruire le Temple et le palais royal ». Il m’a détaillé ses plans et m’a assuré que, si ça ne tenait qu’à lui, il démarrerait la construction dès le lendemain. Il m’a ensuite demandé si je m’étais inspiré du plan de la Cité interdite de Pékin… et il avait raison ! Je l’avais visitée quelques années auparavant et ça m’avait donné des idées.
J’ai aussi beaucoup discuté avec des intellectuels religieux. Pas les orthodoxes en manteaux noirs, mais les nationaux-religieux, ceux qui portent des kippas en crochet. Ils m’ont expliqué des choses que je savais déjà plus ou moins, mais ils ont été très clairs : pour eux, tant qu’il n’y aura pas de Temple, le retour à Sion ne sera pas complet. Ils considèrent qu’Israël n’est pas seulement un refuge pour les Juifs, comme le pensent les gens comme moi et les sionistes qui ont créé l’État d’Israël.
Il faut voir comment ils ont retourné le sionisme. Ce n’est plus l’aspiration légitime de gens qui voulaient créer une patrie, c’est devenu une plateforme pour réaliser des ambitions religieuses et en faire quelque chose de complètement différent, et de très dangereux.
Comment le livre a-t-il été reçu en Israël ?
Je pensais qu’il allait faire un énorme scandale. Ça n’a pas été le cas, mais il a déclenché un immense débat sur des questions comme : où allons-nous ? à quel point voulons-nous être juifs ? à quel point l’éducation que nous donnons à nos enfants doit-elle être juive ? Ce livre est très enraciné dans le judaïsme mais ça ne me fait pas peur. C’est la culture dans laquelle j’ai été élevé, ce sont les outils avec lesquels j’écris. Si je veux toucher les Israéliens, je dois utiliser le système d’exploitation de leur psychologie. Encore une fois, je n’ai pas peur du judaïsme mais, comme ça s’est fait pendant des siècles, je veux participer à son évolution. Et je veux aussi avoir le droit de jouer avec Dieu.
Et la politique ?
Si j’avais voulu écrire un texte politique, j’aurais publié un article dans Ha’aretz ou un autre journal, ce n’était pas l’idée. Ce roman est écrit du point de vue de mon narrateur qui est profondément croyant. La scène où Dieu est présent, derrière un rideau dans le Temple, est une vision que j’ai depuis qu’enfant j’ai lu la Bible. Et c’est là qu’est la magie : quand on a un Temple, on n’a pas besoin de théories abstraites, c’est réel. Le Temple répond à tous les besoins psychologiques et religieux. Tous ces sacrifices, bien sûr que c’est primitif, mais je comprends la psychologie qui est derrière : quiconque porte le poids d’une faute peut s’en débarrasser en offrant un sacrifice.
Vous avez fait beaucoup de recherches ?
Bien sûr, mais c’était assez facile. En Israël, on étudie la Bible dès l’école primaire. Et puis il existe des livres modernes sur le sujet. À Jérusalem, le Temple Institute édite de très jolis albums avec des illustrations en couleurs de l’édifice, des sacrifices, des objets, des vêtements… C’est très précis, ils préparent tout pour le jour où le Temple sera reconstruit. Il faut savoir que nous sommes déjà entrés dans ce processus ; politiquement et culturellement, nous sommes en route vers la construction du Temple. Même si cette catastrophe ne se produit pas dans les deux ans qui viennent, elle est possible. C’est une affaire de volonté politique et le gouvernement actuel est très influencé par les colons religieux. Ceux-ci ont des ambitions et des fantasmes religieux qui se traduisent en actions politiques réelles. Comme les colonies. Comme ces « jeunes des collines » qui s’installent au fin fond des Territoires. Ils ont l’air de hippies, un peu new age, il y a chez eux une combinaison bizarre d’esprit de liberté et de désir de revenir aux temps bibliques. En même temps, ils arrachent les oliviers de leurs voisins palestiniens et leur mènent une vie d’enfer. Et bien sûr, ils ont besoin de la protection permanente de l’armée. Dans mon roman, je les décris d’une manière très positive, parce qu’on les voit avec les yeux de mon narrateur : ils sont beaux, passionnés, sympathiques. Tout l’inverse des tristes petits Juifs d’Europe vus par le stéréotype antisémite. Le fantasme de ces colons, c’est de créer quelque chose de nouveau. Presque une nouvelle religion, parce que leur Dieu n’est pas le Dieu universel de Spinoza et de Maïmonide. C’est un Dieu très territorial, très ethnocentrique.
Avec eux, on retourne 2 000 ans en arrière, avant la destruction du Temple par les Romains, quand le judaïsme était basé sur les sacrifices, les prêtres, l’establishment, toutes ces choses que Jésus dénonçait. Après la destruction du Temple, le judaïsme est devenu de plus en plus intellectuel. Au lieu des sacrifices, il y a eu des prières, au lieu des prêtres il y a eu des rabbins, tout ceci a donné naissance à une grande civilisation juive de l’intelligence et de l’inventivité. Mais ce qu’on voit maintenant, c’est un fondamentalisme qui essaie de réinventer les choses comme elles étaient avant, sauf que ce n’est jamais comme avant. C’est pourquoi dans mon roman il y a des ordinateurs, des puces de traçage implantées sous la peau et des explosions nucléaires. On revient aux temps bibliques avec des armes nucléaires, c’est complètement cinglé. Mais une fois que vous êtes dans la tête de ces personnages, tout est très logique. Aujourd’hui, Israël se trouve à la croisée des chemins. Les vieux leaders laïques, la plupart d’entre eux socialistes, ont presque totalement perdu le pouvoir. Le groupe le plus important dans la politique et la société israéliennes, ce sont ces nationaux-religieux. Ils ne sont pas très nombreux, 10 % de la population, mais ils sont l’avant-garde, ils ont repris le flambeau du sionisme.
Vous avez mentionné Jésus. Vous diriez que Jonathan est un personnage christique ?
Jonathan ? Non, pas du tout, je l’ai écrit d’un point de vue complètement juif. Mais Jésus aussi était un bon garçon juif… en fait, je ne sais pas, peut-être…
Ce que je voulais dire, c’est que Jonathan veut se sacrifier pour sauver la vie du dernier-né de son père. L’ange lui parle de Jésus qui, sur la croix, demande à son père : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? » Comme Jonathan pourrait le faire, lui qui a été blessé par une grenade parce que son père ne l’a pas protégé.
Oui, c’est vrai… bien sûr que Jésus est quelque part dans ma tête.
… et pour revenir à Jonathan, il est à la fois infirme et élu, une sorte de héros dostoïevskien. Il est aussi l’opposé du nouvel Israélien, beau et fort…
… oui, bien sûr, il est le contraire de l’Israélien idéal. J’en ai fait un infirme parce que je voulais qu’il soit en dehors du modèle de bravoure et de prétendue normalité de ce royaume. Si je dois parler de moi… je n’ai jamais pu entrer dans ce moule de la normalité israélienne, même quand j’étais enfant. Je suis en bonne santé, je vais bien mais, psychologiquement, je ne peux pas être là, je ne veux pas. J’ai toujours voulu me conformer à la norme et être un bon citoyen, ce que je suis. Mais ça me coûte. Quand j’étais petit, nous allions souvent dans les kibboutz rendre visite à des amis de la famille. Il y avait tous ces enfants beaux, blonds, heureux et forts, qui couraient partout. Moi, j’étais un garçon de la ville, et je les enviais pour leur beauté et leur liberté, je n’étais pas comme eux. En même temps, ce n’était pas toute la vérité. Parce que ces enfants qui ont grandi dans les kibboutz ont eux aussi commencé à écrire des livres et ils ont raconté la dureté de la vie dans les kibboutz. Et qui a repris ça maintenant ? les colons.
… sauf que leur idéal n’est pas socialiste…
… sauf que c’est complètement différent ! Mais ils disent : « Vous n’avez plus ni force ni espoir. Nous allons reprendre le drapeau de vos mains et avancer. Le sionisme n’est pas achevé, nous devons poursuivre la mission. Vous avez construit des villages en Galilée et dans le Néguev. Nous le faisons maintenant dans les Territoires ». Mais, bien sûr, c’est tordu. Parce que les kibboutzniks avaient l’aspiration de créer une société juste où tous seraient égaux. Pas les colons.
Avant, c’était différent… ou peut-être pas. Si vous parlez aux Arabes israéliens, aux Palestiniens, ils vous disent : « Il n’y a pas de différence. Pour nous, 1948 et 1967, c’est la même chose ». C’est le drame de la gauche israélienne. On pense s’en tirer en disant : on fera un accord basé sur les frontières de 1967. Mais les Palestiniens nous disent : « Non, c’est 1948 qui est la tragédie ». Mais revenir à 1948, c’est détruire l’État d’Israël, ce que nous ne pouvons pas faire bien sûr. Il y a donc un problème.
La différence, c’est peut-être que la première génération d’Israéliens n’a pas pensé à ce qui allait arriver aux Arabes. Mais il n’y avait pas cette haine des Arabes que professe une partie de la droite israélienne actuelle.
Dans le roman, j’appelle les Arabes les « Amalécites ». C’est le nom des ennemis qui ont tué les Israélites après leur sortie d’Égypte. La Torah dit : souviens-toi de ce qu’Amalek t’a fait, tu dois les tuer. Il y a maintenant en Israël des rabbins qui disent que les Palestiniens sont les Amalécites et que nous devons les tuer.
J’ai relu récemment un article écrit par la poétesse Leah Goldberg en 1948, lors d’un des plus terribles combats pour notre indépendance. Elle disait : « Nous devons éduquer nos jeunes et nos soldats à ne pas haïr nos ennemis, à ne pas être racistes. Sinon cela nous hantera et nous détruira de l’intérieur. » Et c’est malheureusement ce qui arrive à la société israélienne d’aujourd’hui. C’est une chose de se défendre, c’en est une autre de devenir d’horribles racistes.
J’ai l’impression que vous êtes plus à gauche que vous ne l’étiez quand nous nous sommes rencontrés il y a quelques années. C’est le cas ?
Eh bien… voilà comment je dirais les choses. La raison pour laquelle je ne parlais pas de politique, c’est que je viens d’une famille très politique et qu’on me demande tout le temps de prendre parti. Or je ne vois pas de solution à notre plus grand problème, le problème palestinien. Une partie de la faute est de notre côté, mais il y a une grande responsabilité du côté palestinien. Depuis la grande déception de l’échec du processus d’Oslo en 1993, je suis très sceptique sur les chances d’aboutir à la paix avec les Palestiniens dans un avenir proche. En ce sens, je suis peut-être allé vers la droite. Mais quand je regarde Israël, quand je regarde notre âme, je vois des choses que je n’aime pas. Je nous vois devenir de plus en plus nationalistes, intolérants, racistes… La situation est bloquée mais, même dans ces circonstances difficiles, nous pourrions faire mieux, nous ne devons pas oublier notre humanité. Par exemple, je ne tirerais pas dans la tête des Palestiniens avec des snipers, si ce n’est pas indispensable pour protéger quelqu’un. [L’interview a été faite fin avril pendant la « marche du retour » à la frontière de Gaza, lors de laquelle de nombreux Palestiniens ont été tués]. C’est une terrible manière de gérer les manifestations, terrible. Cela reflète le fait que, à nos yeux, la vie des Palestiniens ne vaut pas cher. Je n’ai rien de positif à dire sur le Hamas, mais ça ne nous exempte pas de nos devoirs moraux. Ce qui se passe est contraire à ce que voulaient mes ancêtres et tous ceux qui ont risqué leur vie et versé sang, sueur et larmes pour créer cette nation. C’est l’opposé de ce qu’ils voulaient. Ils ne voulaient pas construire de Temple, ils se fichaient du Temple.
En même temps, je comprends la psychologie des Israéliens. Ce qui se passe, c’est que les fantômes et les ombres de l’histoire juive sont en train de revenir. Pendant 2 000 ans, les Juifs ont été une minorité discriminée, persécutée, elle a vécu les pogroms et l’Holocauste. Toute minorité persécutée se dit : un jour, nous serons forts et nous nous vengerons. C’est comme un petit garçon qui se fait cogner par des brutes. Devenu adulte, il est fort et musclé mais garde une psychologie de petit garçon faible, c’est ce qui arrive aujourd’hui. Nous nous voyons toujours comme des victimes et nous n’assumons pas la responsabilité morale qui devrait aller avec la force. Nous ne sommes pas assez généreux. Et, bien sûr, notre conception de Dieu reflète notre psychologie, puisque Dieu est une invention humaine. Il reflète exactement ce que nous sommes. Au fil des années, le judaïsme a créé un Dieu assez violent, ce n’est pas un gentil Dieu universel. Mais aujourd’hui c’est à nous de choisir ce que nous voulons.
Propos recueillis par Natalie Levisalles