Dans l’ordre philosophique, les années 1960 sont caractérisées par le structuralisme, courant de pensée désormais aussi loin de nous que les barricades du Quartier latin. Les noms de Foucault, de Barthes et même d’Althusser restent présents, mais chacun apparaît désormais dans sa singularité et il est convenu de ne plus prendre au sérieux ce qui parut l’unité théorique du structuralisme : élaborer des concepts communs à des disciplines éloignées. Cette rencontre aura d’abord été celle de deux penseurs d’exception : Roman Jakobson et Claude Lévi-Strauss.
Claude Lévi-Strauss et Roman Jakobson, Correspondance 1942-1982. Trad. par Patrice Maniglier. Seuil, 448 p., 25 €
Il y a quelque chose d’indiscret à s’insinuer dans une correspondance privée dont rien n’indique qu’elle était destinée à être livrée au public. Et pourtant, on peut y apprendre beaucoup plus que des détails intimes, pourvu que l’on s’intéresse à ce qui constitue l’atelier de la pensée, dans lequel entrent aussi toutes les petites choses qui créent une atmosphère intellectuelle. La correspondance des grands écrivains est de longue date tenue pour une part essentielle de leur œuvre, même si l’on ne cherche pas la même chose dans celle de Voltaire que dans celle de Stendhal ou celle de Flaubert – et que, s’agissant de Gide, ce que l’on pourrait y chercher se trouve en fait dans son Journal. Mettons que c’est pour eux une autre façon d’écrire mais encore une façon d’écrire en écrivains. Il en va semblablement d’un philosophe aussi particulier que Nietzsche. Les choses sont un peu différentes s’agissant de poètes comme Rilke ou Celan, car les difficultés ou les joies de leur vie affective sont à la fois en relation directe avec leur écriture poétique et très éloignées d’elle. La Correspondance de Freud offre un tout autre cas de figure car on y voit s’élaborer ce qui se présentera ensuite sous forme de textes théoriques, avec leur inévitable raideur. Sans doute parle-t-il à ses correspondants de quelques aspects de sa vie privée, mais c’est principalement l’élaboration de la psychanalyse qu’il nous est ainsi donné à voir, et elle apparaît alors dans toute sa souplesse ; ou parfois dans ses limites, comme lorsque nous apprenons, en lisant la Correspondance d’Anna, que son père a insisté pour l’analyser lui-même.
Pour peu qu’il se soit intéressé au structuralisme, le lecteur de correspondances qui en a retenu de telles expériences aborde avec un appétit particulier celle entre Lévi-Strauss et Jakobson. Il se souvient en effet que c’est de leur rencontre à New York, où la guerre les avait exilés, qu’est né le structuralisme. Le fait est assez rare pour mériter qu’on y insiste : la rencontre de ces deux hommes a aussi été celle de deux disciplines qui s’ignoraient, l’ethnologie et la linguistique. Et il ne s’agit pas là de cette interdisciplinarité tant vantée contre une classification positiviste qui aurait érigé des murs entre des voisins qui auraient mieux fait de se parler. Toutes deux se sont définies comme « structurales ».
Platon prend pour modèle les mathématiques ; Aristote, la médecine. Le projet structuraliste consiste à prendre pour modèle la linguistique avec l’espoir de conférer ainsi une véritable scientificité aux « sciences » humaines. Quand Lévi-Strauss le fonde, c’est d’abord à l’ethnologie qu’il applique ce modèle, en l’enrichissant de théories mathématiques comme la théorie des jeux de von Neumann. Lacan, qui était lié d’amitié avec Lévi-Strauss, reprendra à son compte le projet de mathématiser une science humaine, quitte à innover quelque peu par rapport à Freud. Dans les années 1960, Lévi-Strauss délaisse les « structures élémentaires de la parenté », auxquelles il avait consacré sa thèse, pour élaborer une mythologie structurale. En France du moins, le structuralisme étend alors sa domination intellectuelle à la plupart des domaines des sciences humaines. Les travaux de Barthes et de Foucault s’inscrivent dans son horizon qui s’ouvre même, avec Boulez, vers la composition musicale : plusieurs de ses œuvres portent pour titre Structures.
Cette manière « d’exporter le concept », comme disait Canguilhem, peut être jugée naïve, superficielle, purement verbale – c’est ainsi qu’elle est perçue désormais. On peut aussi dire que ce ne fut qu’un prétexte pour imposer l’entrée dans l’Université de disciplines qui n’y avaient guère droit de cité. On peut encore parler d’un scientisme, d’une variante de néo-positivisme. Sous le titre de Matinées structuralistes, Clément Rosset avait à l’époque publié anonymement un pamphlet aussi drôle que vigoureux, qui n’a jamais été réédité tel quel. Lévi-Strauss lui-même confie à Jakobson être porté à ne voir dans cette généralisation de l’esprit structuraliste qu’un effet de mode, et à considérer que la notion de structuralisme n’est légitime que dans le cas, qui fut le sien, d’une relation entre deux disciplines, la sienne – qu’il va désormais qualifier d’anthropologie après avoir plutôt employé le mot « ethnologie » – et la phonologie structurale de Jakobson. À d’autres moments, il manifeste son enthousiasme pour ce projet de donner forme scientifique aux sciences humaines.
On se plonge dans la Correspondance entre Lévi-Strauss et Jakobson, avec l’idée de voir naître ce mouvement structuraliste qui est le fruit de leur rencontre intellectuelle. Sinon sa naissance, du moins sa conception. Sans doute cette idée était-elle illusoire, comme tout désir d’assister à une origine, à un fiat lux théorique : on n’y était pas, et d’autant moins que la rencontre de ces deux hommes, incarnant deux disciplines encore jeunes, s’est d’abord faite de vive voix. Les lettres sont en quelque sorte les interstices de leurs rencontres : le lecteur s’étonne parfois du temps qui sépare deux lettres, avant de comprendre que c’est parce que les deux correspondants viennent de se retrouver d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique, et de passer de longues heures en discussions passionnées. La partie la plus frustrante de cette Correspondance est donc celle qui couvre les années de la guerre, pour ce motif simple que le linguiste et l’anthropologue sont alors réfugiés ensemble à New York et que c’est dans cette ville et à ce moment que leurs disciplines se sont rencontrées. Après la Libération, Lévi-Strauss revient à Paris et Jakobson reste à New York où, muni de la nationalité américaine, il va insister à maintes reprises pour convaincre son ami de le rejoindre dans une prestigieuse institution des États-Unis où il serait accueilli à bras ouverts, ce que celui-ci va refuser avec constance.
Dans leurs lettres tout du moins, l’un et l’autre se montrent réservés. Ils en sont à un perpétuel voussoiement qui n’est pas que de forme grammaticale. On ne sait si l’incapacité de fendre l’armure caractériserait cette relation-là ou si elle tient à un trait de caractère de l’un ou de l’autre, ou des deux. Si elle n’est pas un simple effet d’écriture, il se pourrait que cette raideur soit plutôt le fait de l’anthropologue, qui, par exemple, ne signe pas toujours de la même manière. Le lecteur s’étonne qu’à quelques mois d’intervalle on passe de « Claude » s’adressant à « Mon cher Roman » à un « Claude Lévi-Strauss » s’adressant à un « cher ami » peu chaleureux, quand ce n’est pas un glacial « cher collègue ». Jakobson, lui, s’adresse continûment à son « cher Claude » et signe toujours « Roman Jakobson ». Il est vrai qu’il met souvent beaucoup de temps à répondre, si bien que, certaines années, les trois quarts des lettres viennent de Lévi-Strauss. Il faut des années pour qu’ils osent écrire : « affectueusement ».
Un autre point surprenant pour nous est l’impossibilité, dont témoignent nombre de lettres, de trouver, tant aux États-Unis qu’à Paris, des livres qui nous paraissent devoir relever du fonds normal d’une bibliothèque universitaire. C’est ainsi qu’en janvier 1950 Jakobson demande l’envoi d’un ouvrage de Dumézil vieux tout juste de quelques mois. D’une certaine manière, on peut voir là une preuve de l’ouverture d’esprit et de la curiosité intellectuelle de ces deux grands savants, puisque c’est tout autant à Lévi-Strauss qu’il arrive fréquemment de demander l’envoi d’un ouvrage. On peut aussi se demander si cette difficulté à trouver les livres est propre à l’après-guerre, si c’est nous qui nous sommes tellement accoutumés à l’avion que nous peinons à mesurer le changement en la matière. Ou encore si les choses ont vraiment changé. Après tout, les philosophes européens ont l’habitude d’être assez généralement ignorés dans les bibliographies de leurs collègues américains. Il est possible aussi que ces demandes récurrentes de livres témoignent du caractère, à la fois très international et réduit à un très étroit milieu, des disciplines dont Lévi-Strauss et Jakobson sont parmi les plus éminents représentants.
Des savants de cette envergure sont aussi pris dans des logiques institutionnelles et leur Correspondance reçoit l’écho de quelques-unes des difficultés qu’ils rencontrent sur ce terrain. En réalité, ils ne sont guère loquaces là-dessus. Quand Jakobson quitte Columbia pour le MIT, il doit bien mentionner le fait et indiquer sa nouvelle adresse, puisque cela signifie qu’il quitte New York pour Boston, mais il ne dit rien des raisons et des conditions de ce départ. Lévi-Strauss s’épanche un peu plus sur ce que l’on n’ose appeler ses difficultés institutionnelles, tant il semble avoir fait preuve d’une redoutable efficacité en la matière. Il est impressionnant qu’il ait pu être candidat au Collège de France dès 1949, soit à 41 ans, et n’être alors battu que de trois voix. Il attribue cet échec – provisoire – au fait que ses « amis, Benveniste et Dumézil », trop assurés de son succès, « ont négligé une campagne adverse » qui était moins dirigée contre sa personne qu’au profit d’une autre discipline, en l’occurrence l’histoire de l’art. Toute évocation du nom de Benveniste est d’ailleurs accompagnée de propos flatteurs, aussi bien de la part de son collègue linguiste qu’est Jakobson que de Lévi-Strauss qui a vu en lui le seul membre de son jury de thèse apte à comprendre ce qu’il voulait faire.
De temps à autre, assez rarement mais de façon très instructive, nous assistons à une véritable discussion écrite. C’est plutôt Lévi-Strauss que nous voyons interroger son ami linguiste sur des hypothèses concernant des points que nous savons avoir été fondateurs de l’anthropologie structurale, comme la manière de nommer les structures de la parenté. Nous voyons aussi la naissance de ce qui allait devenir la célèbre analyse des « Chats » de Baudelaire, un des textes fondateurs du structuralisme dans le champ de la critique littéraire, que les éditeurs de cette Correspondance ont eu l’heureuse idée de joindre à celle-ci, avec d’autres textes devenus introuvables. Et, à ce moment, Jakobson et Lévi-Strauss fendent la cuirasse, la passion ordinairement contenue affleure, nous entrons dans le bureau où ils sont réunis, nous les entendons enfin discuter – c’est passionnant.