« Nous quittons Paris exténués […] De l’aéroport de Los Angeles à l’hôtel le trajet semble interminable. » Et nous partons. Pour le Nevada, le 9 juin 1991, in medias res, aux côtés de Gilles Tiberghien, une des figures qui ont contribué à définir et à unir sous un même vocable ce qu’on appelle le Land Art. Édité une première fois de façon confidentielle, ce journal de voyage est désormais accessible.
Gilles Tiberghien, Land Art Travelling. Fage, 191 p., 24 €
Ne comptez pas sur son ouvrage pour fournir des outils conceptuels, ni professer, ni fixer ce qu’est le Land Art. Son propos est de partager une expérience in situ, de rapporter les échanges qu’il a eus avec les artistes qui en sont les initiateurs originaux, dont il a suivi certaines des œuvres en cours de fabrication, ou d’érosion, qu’il a vues, aperçues, foulées, sculptures de terre, de béton, infiniment grandes et infiniment changeantes. Land Art Travelling est un journal écrit à partir de notes prises dans un cahier vert qui accompagne l’auteur depuis toujours. La forme permet la souplesse, évite le discours trop fermé, mais elle permet aussi de distiller des informations précieuses, et des repères très sûrs dans le temps et l’espace. « Le journal construit l’expérience », écrit Gilles Tiberghien. Son regard n’est pas celui d’un historien de l’art, pas non plus celui d’un philosophe – sa formation initiale, plus sensible dans la préface –, mais plutôt celui d’un « anthropologue amateur ».
Plus tard dans ce livre en trois temps, il évoquera le « réseau d’informateurs » qu’il s’est constitué au fil des ans : artistes, acteurs de cette « aventure artistique prodigieuse commencée il y a près de cinquante ans », mais aussi galeristes, critiques, fondateurs d’observatoires, amis poètes ou traducteurs, cinéastes, ou étudiants d’un homme qui a su transmettre sa fascination et son émotion. Tous correspondent avec l’auteur qui reproduit çà et là leurs billets pour nourrir sa réflexion, sa rêverie enracinée dans la terre. Tous participent et contribuent à essayer de cerner un mouvement parfaitement datable, aux nombreuses ramures, dans l’Ancien Monde, chez les Indiens, dans le Nouveau Monde, à Stonehenge et chez d’autres artistes. Land Art Travelling est un livre peuplé d’amis.
L’ouvrage est un triptyque : l’édition de 2018 est la reprise d’une première édition parue confidentiellement en 1996, dans une collection de l’École régionale des beaux-arts de Valence., revue et augmentée en 2012, et rééditée aujourd’hui par les éditions Fage. Le format n’est pas celui d’un livre d’art classique, il est plus petit, l’ouvrage est souple, maniable, agrémenté d’une troisième partie importante, intitulée « Vingt ans après », qui prolonge une réflexion commencée par l’auteur il y a plus de trente ans. Le début de ce troisième volet est le seul moment où l’auteur esquisse une synthèse sur le Land Art, également appelé « Earth Art ». Le temps a passé, au début des années 2010 l’auteur constate « une certaine agitation liée à la prise de conscience que le monde change et que le réchauffement climatique qui nous menace va de pair avec d’autres bouleversements affectant le monde et l’art ». Les quelques artistes – ils sont peu, en effet, tous nés dans les années 1930 et 1940 – qui ont fait ce mouvement dans les années 1960 et 1970 disparaissent au fil des allers-retours de Gilles Tiberghien entre la France et les États-Unis. Désormais existent des expositions, des colloques, des thèses, des tentatives d’instruire cet art qui le laissent sceptique.
Land Art Travelling fait part d’un sentiment rarement avoué par un écrivain essayiste, la déception, ou la frustration. Celle du marcheur qui grimpe de longues côtes ou parcourt des kilomètres d’un paysage vide pour arriver, ou ne pas arriver, à un point de vue sur une œuvre que les éléments parfois dissimulent. Le 25 juin 1991, au cœur de l’Utah, Gilles Tiberghien est sur la côte du Great Salt Lake, carte en main mais égaré, il hésite, quitte sa voiture, poursuit à pied, seul : « Je vais devoir renoncer […] Personne ne sait que je suis ici. Je regarde l’horizon, cette courbure que décrit Smithson avec une angoisse soudaine. […] Je compare les photos de Spiral Jetty que j’ai emportées et ce que je vois. […] Je prends quelques photos et repars la mort dans l’âme ». Vingt-six ans plus tard, le 4 novembre 2017, il retournera sur place avec une petite équipe de cinéastes, « et, là, progressivement, comme si j’avais trempé sa forme lyophilisée dans un bain optique fait de souvenirs et de sensations présentes nourries par la vision de l’immense paysage qui s’ouvre devant moi, elle reprend forme. J’éprouve sa taille réelle en marchant dessus… ». Entre-temps, l’auteur aura évoqué le film de Tacita Dean, artiste britannique, intitulé Trying to Find the Spiral Jetty, qui met en scène sa recherche du site, qui a échoué : « J’aime cette œuvre qui raconte un espoir déçu », ajoute-t-il sous forme d’une incidente qui dit beaucoup sur sa propre approche.
Déçu, voire légèrement agacé, l’auteur l’est aussi face aux interlocuteurs qui maltraitent ou mésinterprètent un art que lui-même aborde avec précaution, sans tenailles préconçues. Un jour, face à une jeune femme dans une galerie, il se cabre intérieurement parce que celle-ci lui reproche de n’avoir parlé que d’une femme dans la première édition de son ouvrage. C’est l’occasion pour lui de préciser ce qu’on appelle Land Art au sens strict, et de distinguer œuvres « accomplies » et œuvres « embryonnaires ». La jeune femme, intelligente, se découvrira, c’est la veuve de Gordon Matta-Clark, et reconnaîtra son empressement. Un autre jour, après avoir vu une exposition de gigantesques sculptures de Michael Heizer, dont il a admiré le Double Negative au cœur du Nevada, il récuse aussi fermement l’interprétation d’un critique qui voit dans ce gigantisme une preuve de machisme et balaye « cette assimilation sommaire et elle-même machiste qui consiste à identifier grandes quantités ou grandes tailles avec phallus ». Il sera moins sévère, mais sur la réserve, avec le point de vue de Robert Morris, autre critique, qui relie le goût du gigantisme à l’inconscient impérialiste de l’art américain.
Gilles Tiberghien retire une à une toutes les cartes du jeu intellectuel pour affirmer ce que n’est pas le Land Art. Il est vrai que c’est une pratique qui appelle la glose et provoque de nombreux malentendus dès qu’il s’agit de le commenter. Le Land Art exige surtout d’être expérimenté. Dennis Oppenheim, un de ces ouvriers de la terre, insiste sur la volonté de sortir des galeries et de proposer des expériences, plus que des objets. Walter De Maria évoque une expérience « rarefied », mais Robert Smithson a une aversion « pour tout ce qui touche à la pureté dans le domaine de l’art ».
Le film et la photographie semblent plus indiqués que le texte pour l’approcher, comme s’ils violaient moins les œuvres. Land Art Travelling comprend presque autant de photos et d’illustrations que de mots. Toutes sont artisanales, personnelles, souvent prises par l’auteur ; les illustrations sont de tous les domaines, sans aucune hiérarchisation d’ordre esthétique ou autre. Dès sa première rencontre avec Michael Heizer qui l’emmène voir sa Complex City, Gilles Tiberghien est « immergé dans une expérience esthétique troublante qui renvoie de façon violemment contradictoire à des modèles archaïques et à des formes de l’art le plus contemporain ». À ce choc, il oppose, citant Heizer, « ces publications qui ne font que reproduire de belles images sans comprendre de quoi précisément elles sont des images et quelle puissance se dégage en fin de compte de cette œuvre monumentale ». Ces belles images, nous n’en avons pas dans Land Art Travelling.
Nous avons des éclats, des fragments, des notes visuelles. Des diamants littéraires, dont quelques lignes saisissantes de Lucrèce extraites de De la nature. Des instants de stupeur, ainsi face au Lightning Field de Walter De Maria, une sculpture du 400 mâts en acier réalisée au Nouveau-Mexique, au milieu de « rochers couleur de foie » (l’expression est de John Brinckerhoff Jackson, fondateur de la revue Landscape). L’impression soudaine de sentir « la masse agressive de la terre ». Un sentiment d’éternité éphémère. La découverte d’un mot anglais inusité, the surd, qui appartient au vocabulaire mathématique et désigne « ce qui ne peut être exprimé dans un nombre rationnel » et, par extension, l’incommensurable. En linguistique, on parle de sourdes. En tiberghienétique, ce sont des inconnues préservées, qui suscitent un désir tactile rare.