Les revues, quand elles sont bonnes, « sont des rampes de lancement et des panneaux d’indication » qui nous dirigent vers des œuvres, des univers, des langues, des idées renouvelées. Ainsi, la Femelle du Requin consacre ses pages à Grégoire Bouillier et Mika Biermann, Europe plante des repères dans l’œuvre de Georges Didi-Huberman et nous encourage à lire l’œuvre de James Sacré et Le Philosophoire rassemble des réflexions pertinentes sur la mystique.
La Femelle du Requin, n° 49
Oui, c’est une revue de littérature contemporaine. Non, ce n’est pas un MOOC financé par le Muséum d’histoire naturelle ni l’aquarium d’une ville de la côte atlantique. Ils sont curieux, ils sont fous, ils ont fondé cette revue de grand format et de haute tenue, illustrée en noir et blanc, il y a vingt-trois ans, au lycée ou presque. Et ils ont tenu malgré la houle économique, malgré les avis de tempête et les grands vents annonçant le désintérêt de tous pour la littérature.
La preuve ? Ce numéro avec en couverture une photographie de Jean-Luc Bertini, qui est de la partie depuis le début. La photo représente un Playmobil rieur, chapeau de cowboy et bandana autour du cou. Pourquoi ? Pour rien. En tout cas, elle accroche le regard et tranche avec le bon goût pâle de la plupart des revues littéraires. Et elle annonce deux dossiers très sérieux et très hardis sur deux écrivains français contemporains : Grégoire Bouillier et Mika Biermann.
À propos du premier, nous avions déjà dit notre admiration pour Le Dossier M : vous trouverez un long entretien de cet écrivain qui joue des formats et des paginations comme d’autres de l’accordéon. Il se livre et livre un complément délicieusement kitsch et détourné, un roman-photo qui n’existait jusqu’ici que sur Internet. On y voit des hommes, des femmes, des zombies, un lavabo qui brûle, Colin Powell, Ali McGraw… le bric-à-brac de l’imaginaire d’un écrivain qui a écrit tous les soirs pendant quatre heures pour nous faire cadeau de « Putain 1716 pages ! » (c’est la revue qui l’écrit). Il y a même un aquarium où flottent des corps nus qui ressemblent à des mollusques. N’hésitez pas, achetez la revue, cet aquarium-là vaut moins cher que celui de Damien Hirst qui expose son requin dans un formol à prix d’or et d’oligarques.
À propos du second écrivain, Mika Biermann, nous fûmes agréablement surpris car nous ne l’avions pas lu, mais c’est à cela que servent les revues. Ce sont des rampes de lancement et des panneaux d’indication qui, quand les « revueurs » ne sont pas moutonniers, jettent la lumière sur les autres, ceux qui échappent à la loi du marché la plus rosse et la plus féroce. Le dossier Biermann conjugue également un long entretien et plusieurs points de vue critique : la Femelle propose un travail approfondi et de référence.
Récemment, autrement dit pour ce dernier numéro, l’équipe de la Femelle du Requin s’est étoffée en accueillant deux femmes. Le ton de la revue changera-t-il ? On ne saurait le dire, mais on apprécie la drôlerie avec laquelle les éditeurs annoncent ce changement, imaginant une nouvelle vague appelée « #Balance ton squale ». On peut rire de tout, ou presque, un état d’esprit libre et cadavre-exquis que les lecteurs devraient soutenir. Toutes les indications pour ce faire se trouvent dans les dernières pages : librairies amies, bon de commande, comment s’abonner, etc. Ces mêmes lecteurs peuvent aussi envoyer des manuscrits de 10 000 signes à la Femelle. Qui joue aussi le rôle de pépinière.
Nous attendons avec impatience de savoir quels sont les deux écrivains qui auront l’honneur du numéro 50. Il faudra, pour avoir la réponse, aller baguenauder sur le site d’une revue bi-annuelle, donc rare, dont les numéros imprimés seront sans doute un jour des « collectors » que l’on s’échangera comme une liqueur précieuse. Cé. D.
la Femelle du Requin, revue de littérature et cétacés, est disponible en librairies, en commande sur le site de la revue ou par abonnement.
Europe, n° 1069
La revue Europe consacre son numéro de mai au philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman et au poète français trop méconnu James Sacré. « Qu’est-ce que s’orienter dans les images ? », s’interroge en ouverture Muriel Pic à propos du travail foisonnant et labyrinthique de Georges Didi-Huberman. Selon elle, les notions de « montage » et de « symptôme » constituent deux repères principaux de l’« ensemble savant et poétique » du philosophe de l’image. Rappelant sa thèse de doctorat, Invention de l’hystérie. Charcot et l’iconographie photographique (1982), elle dévoile le fonctionnement et la généalogie d’une pensée qui cherche avant tout à penser par les images pour en dévoiler une « dynamique d’orientation ». Mais chaque contributrice et chaque contributeur de la revue Europe semble trouver sa propre dynamique dans les méandres de l’œuvre de Didi-Huberman. Le texte d’Emmanuel Alloa consacré aux phasmes, insectes qui se fondent dans le paysage visuel, analysés par Didi-Huberman dans Phasmes. Essais sur l’appparition, 1, est particulièrement pertinent. Retraçant l’importance, dans sa pensée de l’image, de ces insectes qui se tiennent entre le visible et l’invisible, il saisit les enjeux d’un travail en mouvement, se tenant toujours dans un entre-deux créateur. Europe cartographie ses multiples orientations et désorientations autour de domaines aussi variés que le cinéma d’Eisenstein ou de Pasolini, l’entomologie, les images de la Seconde Guerre mondiale, la psychanalyse, ou la peinture. Sans causer nul dommage par cet hommage (voir encore le texte de Muriel Pic sur l’usage des paronymes), Europe donne au travail de Georges Didi-Huberman des repères nécessaires et éclairants.
Si nous étions alors à la lisière de la poésie, Europe s’en rapproche dans la deuxième partie, consacrée au poète James Sacré, un de ces « intempestifs qu’on peine toujours à ‟caser” dans une période ou dans une école », selon Serge Martin. Poète mais aussi essayiste, James Sacré inscrit sa poésie dans le sillage du silence, de ses « errances », de l’énigme, et d’une certaine forme de prosaïsme. Mais nulle « sacralisation altière de la poésie » : les poèmes de James Sacré font la part belle au mal dit, à la saleté et l’obscénité (voir l’article d’Alexis Pelletier), aux détails imprévus, au monde paysan. Après la reprise en 2016 de trois livres de James Sacré dans la collection « Poésie/Gallimard », Europe contribue à la reconnaissance d’une œuvre trop méconnue en dehors des cercles resserrés de ses pairs et du monde universitaire. Elle nous encourage à lire et relire une poésie accueillante et généreuse, où « le poème donne la main (le corps) » (Serge Martin). J. B.
Revue Europe n° 1069, mai 2018, 379 p., 20 €. Plus d’informations sur le site de la revue.
Le Philosophoire, n° 49
Chacun se dit que la mystique est un objet d’étude théologique et religieux ou, à partir de temps plus récents, médical ou psychanalytique. Ce « domaine » fondé sur la possibilité d’une unité intime et directe de l’esprit humain au principe fondamental de l’être ne semble pas devoir se laisser approcher par la philosophie : en tant qu’expérience qui dépasse le discours, elle semble être inconceptualisable. Pourtant, le XXe siècle a été fécond en penseurs qui se sont tournés vers elle, bien qu’elle semble à première vue incompatible avec les méthodes et les préoccupations de leur domaine. Mais le philosophe a cependant quelque chose à dire à son propos, comme le démontre la dernière livraison du Philosophoire prolongeant des réflexions déjà menées depuis les XIXe et XXe siècles.
Sept articles examinent donc de près la question des rapports mystique/philosophie. Le premier, très éclairant, d’Ysabel de Andia, résume et explicite les débats du XXe siècle et présente les relations entre philosophie et mystique de plusieurs manières évoquées à travers différentes traditions comme celle du Pseudo-Denys, celle instituée par Bergson, et finalement celle de Jacques Maritain et ses maîtres ou disciples. Sur ce dernier point, un article de Frédéric Blondeau prolonge la réflexion sur Maritain et sa « mystique naturelle ». Un autre article, d’Elodi Boublil, prend pour sujet le motif du Cœur, fondé sur la théologie symbolique et la mystique du Cœur de Jésus. Isabelle Raviolo parle, quant à elle, du « désert » qu’elle soumet à trois axes de lectures : « voie négative, appel de l’abîme et dialectique pascale ». Les autres auteurs (Frédéric Cossuta, Yves Meessen, Laurent Laveau, Frédéric Blondeau) envisagent le rapport entre mystique et scepticisme, entre mystiques de traditions différentes, ou encore le langage de la mystique à travers l’exemple de Maître Eckhart.
Certains articles apparaîtront plus difficiles pour un non-philosophe mais ils sont tous intéressants, non seulement pour les spécialistes mais aussi pour ceux qui fréquentent les textes d’écrivains (plus ou moins) mystiques. Chaque contribution de ce recueil ajoute à ce qu’on peut savoir déjà sur les modes d’existence et de connaissance mystiques. C. G.