Roman cortège de tête

Accompagner le mouvement politique en cours par l’écriture. Dire de l’intérieur de quoi il retourne. Manifester qu’il se passe aujourd’hui quelque chose en France. Loin du reportage et du dogmatisme, Un œil en moins ne « revient pas » sur Nuit debout et la loi Travail. Nathalie Quintane n’embellit rien des difficultés à se soulever contre l’ordre existant. Pas plus qu’elle ne dissimule le bonheur d’en découdre.


Nathalie Quintane, Un œil en moins. P.O.L, 400 p., 20 €


On désespérait de lire un tel récit, en 2018, en France. L’évocation frontale de la politique contemporaine fait-elle peur ? Pour l’évoquer, certains écrivains empruntent les détours de la (science-) fiction. Plus fréquemment encore, ils se tournent vers le passé : 1789 (beaucoup), Mai 68 (ad nauseam), les années 1980 (hélas). Regardant soit en arrière soit à côté, ces romans voilent l’ici et maintenant. Et peuvent conduire à la fausse idée que le temps se serait arrêté. « Pour le moment, la lutte est entre ceux qui affirment qu’il ne s’est rien passé et ceux qui multiplient les preuves tangibles de ce qu’il se passe quelque chose. » Nathalie Quintane se positionne chez les seconds. Tout son livre proteste contre le caractère indicible du présent des affrontements. À ceux qui trouvent le sujet trop frais ou pas assez littéraire, elle oppose ce texte saisissant, tout entier tendu vers un but : dire que ça a lieu. « Ça » : assemblées, luttes aux côtés des migrants, manifestations. Zad(s).

Nathalie Quintane, Un œil en moins

Nathalie Quintane © Hélène Bamberger

Ces évènements surgissent ici dans leur vérité. Quintane tient à distance le lyrisme du Comité invisible mais ne tombe pas dans le piège du réalisme. Récusant un usage littéraire de son livre, elle développe une écriture des pratiques de sédition. Sans théoriser, une narratrice raconte ainsi les tentatives de donner forme à la révolte. Parfois, cette réinvention tâtonne en amateur : « Alors, on va devoir demander à la mairie une salle, pour se réunir afin de constituer une liste qui sera contre celle de la mairie ? » Parfois, la nouveauté de l’action se fait épique et télégraphique : « Une Bolloré brûle. Des feux d’artifice à l’horizontale crépitent. Des étoiles argentées explosent au-dessus des poubelles vertes. Un blessé à terre et les dégagez ! dégagez ! des corps penchés inquiets sur l’autre corps. Le brouillard coloré des fumigènes ou alors dans la lumière jaune celui des lacrymos. Le plan fixe et frontal d’un CRS tenant à hauteur de tête un flash-ball. »

Face au flash-ball justement, Quintane a les yeux en face des trous. Pas de dérobade pour dire la glu de l’indifférence d’une ville de province. Ou la fatigue de participer à une assemblée dans la rue. A contrario, au milieu de cette évocation du mouvement contre la « loi Travail » surgit cette phrase si simple et fière : « Je vivais l’un des plus beaux moments de ma vie. » Associer la beauté, et partant le bonheur, à des manifestations parties en émeutes… Cela est très inhabituel aujourd’hui. Sortir de ce cynisme glacé au fond d’une partie de la littérature actuelle, voilà une victoire décisive. Alors, retour du roman engagé ? Pour au moins deux raisons, non. D’abord, Un œil en moins capte un flux, celui de la vie, sans y distinguer un domaine séparé, celui de la politique. Cette dernière promène ses teintes d’ectoplasme en cours de dissolution accélérée : « De temps en temps, des berlines noires aux vitres teintées passaient à toute allure avec un pin-pon, à n’importe quel feu : c’étaient des députés. » De la « politique », la narratrice n’a en vérité rien à faire, trop préoccupée qu’elle est par la vie, ouverte soudain devant elle par un bouillonnement protéiforme. Infusée par l’action et la révolte, effectuée sinon dans le feu de l’action, en tout cas pas loin, son écriture a la souplesse d’un organisme vivant. « Les choses qu’ils lancent les changent en danseurs. » Du molotov à la phrase, il n’y a qu’un saut. Souvent, la gestualité décrite rejoint celle du texte même, dans ses dérapages, ses fuites, ses charges et bonds en avant. Précisément, Quintane fait ressentir une secousse au lieu de chercher à nous faire adhérer à une cause, à un « engagement ». En décrochage permanent, la composition d’Un œil en moins désarme le policier en sommeil dans chaque lecteur. Tout peut arriver. Comme lors de cet interrogatoire de gendarmerie qui se transforme en dialogue sur le cinéma. « Généralisation de la rencontre du parapluie et de la machine à coudre, c’est ça qui fait boum. » Creuser l’inattendu, mobiliser et hybrider des langages, multiplier les ruptures de ton : tactique générale, certes pas à usage « littéraire ». Quintane fait au roman ce que le cortège de tête fait aux déambulations syndicales Bastille-Nation. Son texte part en manifestation sauvage.

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