Cette réédition-anniversaire du Devoir de violence de Yambo Ouologuem (1940-2017) vient combler l’absence, sur le marché, d’un maillon majeur du patrimoine littéraire. Récompensée par le prix Renaudot, qui se voyait, en 1968, octroyé pour la première fois à un auteur originaire d’Afrique, traduite en dix langues, l’œuvre relate l’histoire du Nakem, empire africain fictif dirigé par la dynastie des Saïf, qui maintient sa domination par la ruse et la violence de 1202 à 1947, y compris pendant la colonisation européenne.
Yambo Ouologuem, Le devoir de violence. Seuil, 304 p., 19 €
Le roman de Yambo Ouologuem se voit aujourd’hui réinséré au Seuil dans la collection « Cadre rouge », dédiée à la littérature en langue française, qui était son support originel, moyennant quelques changements de typographie et de pagination. Introduit par une brève note de l’éditeur, le texte y est célébré pour sa « qualité » et, en quatrième de couverture, comme l’une des « plus grandes œuvres de la littérature mondiale ».
Cet hommage reconduit la réhabilitation littéraire à laquelle s’était déjà livrée la maison Le Serpent à plumes lors d’une précédente réédition du texte en 2003, soutenue, comme celle-ci, par Ava Ouologuem, fille de l’écrivain malien. Et pour cause : invoquer les qualités esthétiques de l’écriture de Ouologuem permet d’aller à l’encontre des accusations de plagiat qui avaient, depuis les États-Unis, terni sa réputation au début des années 1970, précipitant sa retraite anticipée, à tout juste 32 ans, dans la ville de Sévaré au Mali, où il est décédé en octobre dernier, sans s’être jamais départi de sa réserve publique.
Les réimpressions du Devoir de violence avaient été de ce fait interrompues : quoique sa réception témoigne sur le long terme d’une oscillation entre encensement et diffamation (puis disparition), l’œuvre a été dans le même temps défendue et commentée par des critiques prestigieux, tels Wole Soyinka, Anthony Appiah, Christopher Miller ou Bernard Mouralis. Mais les jugements portés sur ce texte controversé se sont déployés dans l’ignorance générale de ses conditions de production et des intentions de son auteur, hormis quelques éléments trop partiels. Or, cette boîte noire se voit ouverte par la publication, concomitante à cette réédition, d’un dossier sensible et complexe dans la revue en ligne Continents Manuscrits : les archives du Seuil consacrées à Ouologuem entre 1963 à 1976, exposées au sein d’un récit captivant signé par Jean-Pierre Orban [1].
Les échanges entre Ouologuem et ses interlocuteurs éclairent les coulisses de long terme de cette parution, des premiers manuscrits rejetés jusqu’à la nette détérioration d’une relation de travail, avant même les dénonciations publiques des emprunts (dont les éditions du Seuil avaient été alertées en amont). Les rapports de lecture comprennent des jugements parfois teintés de racisme envers le brillant étudiant, mais attestent aussi la sympathie puis les encouragements de différents lecteurs, comme Jean Cayrol. Après la parution de 1968, aux refus opposés progressivement par le Seuil, malgré son droit de suite de cinq ouvrages, à des manuscrits comme à des demandes d’attentions et de faveurs exceptionnelles de Ouologuem, succèdent un irrespect de ses engagements par l’auteur, proposant ses œuvres à d’autres maisons, puis ses réclamations matérielles et ses plaintes, y compris judiciaires. Il reste relativement délicat de bien démêler l’écheveau de la responsabilité morale de ces reprises textuelles et de leurs aménagements, origine du scandale, à la lecture de ces échanges, constructifs, touchants ou tendus, qui laissent du reste des éléments inconnus sous le boisseau. On y lit cependant la détermination et les ambitions littéraires élevées, si ce n’est impérieuses, du jeune auteur issu de l’élite culturelle dogon, qui se révèle un lecteur aussi boulimique qu’avisé, comme sa solitude et sa vulnérabilité, voire sa confusion, dans une relation éditoriale où il se sent en position de faiblesse : « Je ne suis pas dans ma patrie, Monsieur le Directeur, et n’écris pas dans ma langue. Quoi d’étonnant que je n’aie jamais cru au Devoir de violence – et encore moins à un quelconque prix littéraire ? » Les horizons d’attente sont de fait limités à cette période en France pour les écrivains africains, pour lesquels le Seuil fait figure d’exception.
De telles frictions cristallisent aussi deux conceptions opposées du rôle de l’éditeur : Ouologuem rêve que François-Régis Bastide devienne son cicérone sur le long terme pour lui permettre, par son parrainage serein et confiant, de faire œuvre au sens noble. Refusant au contraire les contraintes commerciales qui accompagnent la parution imminente de son premier livre, il voudrait s’effacer derrière celui-ci : « la galerie des Têtes de Nègres n’est elle pas assez encombrée ? », demande-t-il. Il réclame le droit à la discrétion, à la manière d’un Maurice Blanchot ou d’un Julien Gracq, qui avait refusé le prix Goncourt en 1951 – mais, des années plus tard, le champ littéraire a changé, a fortiori pour un auteur noir, qui ne parvient pas, malgré sa lucidité, à résister aux sirènes médiatiques auxquelles le soumet son éditeur. Car Le devoir de violence n’était pour lui que le premier élément d’une entreprise plus vaste en 15 volumes, La chair des civilisations, partiellement centrée sur l’Afrique. C’est le projet d’une « œuvre totale », sur le modèle de l’Iliade ou de l’Odyssée, prenant la forme d’un « système », celui « d’une espèce de “comédie humaine” », susceptible de « changer le monde ». Il est question de s’affranchir des catégorisations génériques, voire des enfermements qui prévalaient jusqu’alors dans la littérature africaine (la négritude constitue une cible privilégiée). Cet affranchissement touche aussi les réécritures audacieuses et multiformes de références propres au patrimoine littéraire mondial. Dans Le devoir de violence, des « lambeaux de phrases » (selon l’expression de Paul Flamand) sont tirés de la Bible et du Coran, mais aussi de griots et d’historiens arabes, de textes de Graham Greene, John MacDonald, Tacite, Maupassant ou Robbe-Grillet, et, surtout, André Schwarz-Bart.
Ouologuem admire Le dernier des Justes, Prix Goncourt publié au Seuil en 1959, dont il calque plusieurs éléments, y compris la ligne d’ensemble. Prévenu tardivement, Schwarz-Bart réagit avec une générosité confondante, portée par la belle conviction « que jamais livre n’en a gêné un autre » – mais, blessé, il dénonce l’éditeur qui ne le prévient qu’après la fabrication du livre, d’autant qu’il travaille à un projet similaire sur l’histoire des Noirs, qui ne sera que partiellement mené à bien.
Si ses références n’ont pas été publiquement listées par Ouologuem, ce dernier explique, pour contrer, par la suite, une accusation de contrefaçon, avoir établi puis égaré ses sources – ce qui interroge aussi l’opportunité de les rétablir, en questionnant les modalités de leur présence, dans une édition critique par exemple. La mobilisation d’archives ou de sources historiques, volontiers mises en avant ou citées chez Tierno Monénembo par exemple, est du reste devenue une tendance forte pour plusieurs écrivains africains contemporains, qui s’arrogent aussi le droit de s’emparer de sujets étrangers à l’Afrique.
Ces échanges rendent donc perceptibles un chantier (désordonné) d’écriture et un art poétique qui incitent à relire l’œuvre, balise pionnière qui a profondément influencé les littératures africaines. Ils font ainsi ressortir les déconstructions lucides des rapports sociaux de race et des authenticités qui la traversent. Nourri par des variations de points de vue, d’échelles temporelles et géographiques, par la superposition des genres littéraires, Le devoir de violence pourrait de ce point de vue être considéré comme un « jeu » – c’est du reste son dernier mot –, avec ses contraintes propres (comme aux échecs), aux limites de la déontologie littéraire. Saïf, manipulateur constamment à la manœuvre et incarnation de la violence, ne parvient qu’au terme du roman à « parler le même langage » que l’abbé Henry, incarnation de l’amour, du fait des connaissance des règles du jeu – on peut voir là une image de l’objet de la quête, malheureusement inaboutie, de Ouologuem avec son éditeur.
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Jean-Pierre Orban, « Livre culte, livre maudit : histoire du Devoir de violence de Yambo Ouologuem », Continents Manuscrits, Hors-Série, mai 2018. Chercheur associé à l’ITEM (Institut des textes et manuscrits modernes), Jean-Pierre Orban fut également l’éditeur des Mille et Une Bibles du sexe, autre roman (érotique) épuisé de Ouologuem, réédité en 2015 (Vents d’ailleurs).