Disques (8)
Perpetual Night nous emmène dans l’Angleterre musicale du XVIIe siècle. Le programme de ce disque lui confère son intérêt historique et donne à entendre des airs d’une grande beauté chantés par Lucile Richardot. C’est l’occasion de découvrir des compositeurs passés dans l’ombre de Henry Purcell.
Perpetual Night. 17th Century Ayres and Songs. Lucile Richardot, mezzo-soprano. Ensemble Correspondances. Sébastien Daucé, direction. Harmonia Mundi, 18 €
À notre époque où tout est revu et gravé par les ensembles baroques, on ne s’étonne pas de découvrir des répertoires encore peu explorés et pourtant dignes de l’intérêt des mélomanes. Il en est ainsi du chant anglais du XVIIe siècle dont les compositeurs à découvrir sont encore nombreux. C’est un des objectifs du disque Perpetual Night que de mettre à l’honneur des musiciens qui ont progressivement quitté les cours royales pour s’établir dans les théâtres londoniens puis, à la fin du siècle, dans la première salle de concerts publics.
Mais le programme composé par Lucile Richardot et Sébastien Daucé constitue bien plus qu’un simple récital de musique anglaise. Même si la chronologie n’en est pas forcément respectée, on peut écouter ce disque comme un drame lyrique, celui d’Orphée qui occupe une place de choix dans la sélection des airs qui est faite ici. Poète, compositeur, chanteur, musicien… Orphée est tout cela à la fois. Et il faut saluer les interprètes d’avoir non seulement rassemblé des pièces rendant hommage à un créateur, certes mythologique mais dont l’influence est immense dans l’imaginaire européen, mais aussi de les interpréter avec le charme et la séduction qu’elles requièrent.
Ma dernière chronique mentionnait l’écriture déclamatoire de la mélodie de Samuel Barber, Solitary Hotel. Le livret de Perpetual Night explique qu’un tel style musical, appelé chant déclamatoire, est apparu à la cour de Henry Frederick Stuart, au début du XVIIe siècle. Mais, après tout, Orphée n’en faisait-il pas lui-même usage lorsque, après la seconde mort d’Eurydice, ses « chants apprirent aux peuples de Thrace à reporter leur amour sur de jeunes garçons et à cueillir, avant l’épanouissement de la jeunesse, le court printemps et la première fleur de l’âge tendre [1] » ?
Le premier air du disque, Care-charming sleep de Robert Johnson, offre un très bel exemple de chant déclamatoire. Dans la première partie de l’air, le texte est presque à nu puisqu’il n’est accompagné que par un nombre très restreint d’instruments : ce sont bien les mots et la simplicité de la ligne mélodique qui suscitent l’émotion. La seconde partie offre une reprise intégrale de l’air qu’on peinerait à reconnaître : l’accompagnement est plus important et surtout, dès les premiers mots, la chanteuse fait entendre de nombreux ornements en diminution (technique d’ornementation qui consiste à ajouter un motif mélodique sur une note tenue) mais qui n’ôtent rien au caractère déclamatoire de la pièce.
Chef-d’œuvre de chant déclamatoire autant que de poésie lyrique, Whiles I this standing lake de William Lawes, deuxième morceau du disque, impressionne autant par sa composition que par l’interprétation qu’en donne Lucile Richardot. La beauté de la langue anglaise, sublimée par la noblesse et les multiples intonations de la voix de la chanteuse, est renforcée par un accompagnement plaintif. Tout ici exprime la tristesse d’Héraclès pleurant la disparition de son éromène emporté par les nymphes.
Give me my lute de John Banister et Howl not, you ghosts and furies de Robert Ramsey constituent les éléments centraux du drame miniature proposé par le disque. Et peu importe s’il eût été préférable de les entendre dans l’ordre inverse ! Dans le premier, accompagné par son luth, Orphée pleure la seconde mort d’Eurydice. Lucile Richardot et les quelques instrumentistes qui l’accompagnent créent une atmosphère propice à la déploration dans la première strophe. Le luth amorce la seconde en faisant entendre pour la première fois un registre plus aigu et donc plus mélodique. Il est rejoint par le violon et par la chanteuse qui ajoute à sa mélodie des ornements simples, préparant ainsi les chants séducteurs qu’entendront les peuples de Thrace.
Howl not, you ghosts and furies relate la descente d’Orphée aux Enfers. On sait que le divin poète y séduit Pluton qui accepte de lui rendre Eurydice, pourtant déjà morte. Rejointe par les chanteurs de l’ensemble Correspondances, Lucile Richardot se retrouve au sein d’un magnifique trio. Proserpine est très vite acquise à la cause d’Orphée : ses interventions sont dès lors soutenues par le même luth. La polyphonie vocale s’installe au fur et à mesure que le charme d’Orphée opère, pour aboutir à de somptueux duos où les voix des deux chanteuses consonnent et dissonent à souhait, s’entremêlant comme les fils renoués de la vie d’Eurydice.
Que serait ce récit sans les amours de bergers malheureux chantés pas Orphée ? En plaçant Poor Celadon, he sighs in vain (Loving above himself) dans le Forez d’Honoré d’Urfé, John Blow nous fait sortir de la mythologie gréco-romaine. Son air, l’un des plus beaux du disque, est envoûtant. L’ensemble instrumental répand un tapis sonore lancinant dont la voix de la chanteuse émerge avec une peine infinie : ainsi s’exprime l’art qu’ont les grands musiciens de trouver ensemble une interprétation émouvante. Sébastien Daucé crée ici un véritable écrin pour la voix exceptionnelle et précieuse de Lucile Richardot, dont le timbre unique et chaleureux se marie à merveille avec l’ensemble qui l’accompagne. La voix cédant la place à une flûte, la sarabande instrumentale qui suit, composée par Matthew Locke, constitue un complément bienvenu à cet air.
Music, the master of thy art is dead de William Lawes est un vibrant hommage en polyphonie vocale à un organiste de l’époque. De même, When Orpheus sang de Henry Purcell clôt l’histoire d’Orphée : la chanteuse entame avec noblesse cet air qui célèbre l’art du poète et musicien. Elle est ensuite rejointe par le chœur et les instrumentistes dans un final joyeux, suivi d’un épilogue, Sing, sing, Ye Muses de John Blow, d’une franche gaieté musicale.
En signant un disque où l’art du chant et de son accompagnement est transcendé, Lucile Richardot, Sébastien Daucé et l’ensemble Correspondances séduisent l’auditeur de façon irrésistible et incarnent par là-même l’héritage bien réel du mythe d’Orphée. C’est un mythe qu’ils ont déjà approché ensemble dans La Descente d’Orphée aux Enfers de Marc-Antoine Charpentier en 2017. La formation avait fait appel, quelques années plus tôt, à Sophie Karthaüser pour un enregistrement remarqué des Leçons de Ténèbres de Michel-Richard de Lalande. Lucile Richardot sort aujourd’hui de ses rangs pour un premier disque en soliste et montre l’étendue de son talent ; j’attends avec impatience ses prochains enregistrements !
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Ovide, Les Métamorphoses, livre X, traduction de Joseph Chamonard, GF-Flammarion, 1966.