Czesław Milosz, Prix Nobel de littérature, a sacré Zbigniew Herbert « poète de l’ironie historique », il trouvait sa poésie « acérée, cristalline, intellectuelle » ; Lech Walesa, Prix Nobel de la paix, a déclaré que cette poésie était « capable de parler à des gens comme moi ». C’est dire combien cette œuvre est ancrée dans l’existence et la mémoire des Polonais. Elle fait partie de leur identité, non pas à la manière romantique, plutôt « pour fournir une réponse / aux murmures de la peur / à l’impossible bonheur / au coup imprévu / à la question perfide ». Longtemps méconnue et peu traduite en France, nous pouvons, depuis quelques années, la découvrir dans la belle traduction de Brigitte Gautier, aux éditions Le Bruit du temps (trois gros volumes parus de 2011 à 2014). Voici maintenant une biographie et des correspondances proposées par sa traductrice.
Brigitte Gautier, La poésie contre le chaos. Une biographie de Zbigniew Herbert. Noir sur Blanc, 380 p., 23 €
Combat et création. Zbigniew Herbert et le cercle de la revue Kultura (1958-1998). Lettres choisies, présentées et traduites par Brigitte Gautier. Noir sur Blanc, 158 p., 19 €
Zbigniew Herbert est un poète majeur. Né en 1924 à Lwów, dans une famille de la petite bourgeoisie polonaise attachée aux traditions, il est mort à Varsovie en 1998, poète adulé par son public. Il est aussi l’auteur de pièces radiophoniques, de chroniques et d’essais. Sa famille a déménagé à Cracovie en 1944, fuyant les troupes soviétiques « libératrices ». Un départ qu’il a vécu comme une rupture avec le monde de sa première jeunesse, juste après la mort de son jeune frère (en 1943, des suites d’une appendicite). Blessures originelles, références intimes de son écriture, de sa révolte, de son ironie, ces moments ont été à l’origine de la nostalgie de sa ville natale, où il n’est jamais revenu : « Chaque nuit / je suis debout pieds nus / devant la porte close / de ma ville ». Il y a été témoin des violences nazies et des nationalistes ukrainiens, après avoir vécu, de 1939 à l’été 1941, l’occupation soviétique et son cortège d’exécutions sommaires, de déportations. Il n’a jamais oublié.
Jeune poète, il n’a pas adhéré, comme tant d’autres, au réalisme socialiste – quoique sa biographe fasse une allusion énigmatique à des textes parus en 1945 (p. 42). Il a dû attendre la libéralisation du régime stalinien, en 1956, pour publier son premier recueil, Corde de lumière. Immédiatement reconnu et célébré par la critique, il a pu multiplier les lectures et les présentations publiques. Il a vite trouvé son public. Il ne s’est pas pour autant « engagé » au sens où on l’entendait à l’époque, et il ne s’est pas non plus réfugié dans des recherches formelles. En cette sortie d’une guerre si meurtrière, pendant laquelle chacun a perdu des proches, « la poésie est fille de mémoire / elle veille les corps dans le désert ». Le poète construit un monde autonome, baigné de valeurs et de culture, dégagé des émotions conjoncturelles (il vit pourtant de grandes passions amoureuses) et hors de tout assujettissement politique. « Une grande partie de la poésie herbertienne, écrit sa biographe et traductrice, se fonde sur le contraste entre l’existence incontestable des valeurs et une réalité dévaluée par la tyrannie. […] Cette dualité entre l’autonomie de sa pensée et de sa littérature, d’une part, et le déterminisme historique et politique, d’autre part, va accompagner Herbert toute sa vie ».
Il a pu, malgré les humiliations et tracasseries multiples des communistes, vivre chichement de sa plume, écrire et publier régulièrement en Pologne et à l’étranger. Il a également beaucoup voyagé en Europe occidentale et aux États-Unis, collectionnant les bourses et dispensant des enseignements. Refusant systématiquement de s’exiler, il a cependant séjourné de longues années en France, en Allemagne et en Californie.
À la fin des années soixante, le poète introduit dans son œuvre un personnage récurrent, qu’il nomme : Monsieur Cogito. C’est, dit il, « un brave homme de notre époque critique », sceptique, un peu naïf, ordinaire, courageux. Une sorte de Monsieur Teste à la Paul Valéry (auteur qu’il vénérait). Il observe le monde qui l’entoure avec une certaine distance, « il a résolu de revenir / sur le sein de pierre / de sa patrie », cherche un dialogue avec ses lecteurs « allongés en rang / au bas du temple de l’absurde / enduits de souffrance / dans les linceuls humides de la terreur ». Avatar ou alter ego du poète, Monsieur Cogito tient son nom de la célèbre formule de Descartes qui lui donne raison. Il retient ses émotions, et « va / de par le monde / en vacillant légèrement ». Il réfléchit sur son père (« il défrichait les bois et rectifiait les sentiers / tenait bien haut la lanterne quand nous sommes entrés dans la nuit »), sur sa mère (« Ses mains tendues brillent dans l’ombre comme une ancienne ville »), sur la souffrance (« jouer / avec elle / bien sûr / jouer »). Il rencontre un abîme (« des jours sans fond / des jours anxiogènes ») essaie d’arriver à la « pensée pure », « au moins avant de s’endormir ». Il « lit le journal ». Il « aime les faubourgs malpropres », il « observe un ami défunt », « se désole de la petitesse des rêves », « pèse la différence », et ainsi de suite…
Le recueil a paru en 1974 et rencontré aussitôt un immense succès. Vendu à des dizaines de milliers d’exemplaires en Pologne, traduit dans plusieurs langues, Monsieur Cogito, bientôt suivi du Rapport de la ville assiégée (1984), est incontestablement le chef-d’œuvre de Zbigniew Herbert (les deux ensemble forment en français le deuxième volume de ses œuvres poétiques complètes). Il fait de son auteur une voix, sinon la voix, de ces gens ordinaires qui, sous la dictature, voulaient « être à la hauteur de la situation / c’est-à-dire / regarder le destin / droit dans les yeux ». Conscience, dignité morale et traditions font de Monsieur Cogito un esprit libre et un citoyen. D’une écriture jugée « néoclassique » par ses contemporains (à la différence de la forte tradition moderniste de la poésie polonaise du XXe siècle), Herbert compose de sobres et courts poèmes. « Comme il s’agit de poèmes généralement libres, explique Brigitte Gautier, le rythme en devient d’autant plus important qu’il se fonde sur des alliances de syllabes et de mots, des jeux de césure et d’enjambement. Parfois, le rythme du poème est le reflet de l’émotion, qui n’est pas exprimée directement puisque la retenue et l’ironie sont la règle, mais qui transparaît dans le choix d’une cadence brusque ou étale ».
On ne saurait cependant réduire Herbert à ses textes les plus célèbres. Outre que l’ensemble de son œuvre poétique est pensé comme une architecture, il est l’auteur de « reportages artistiques » (trois volumes parus également au Bruit du temps). Ce sont des voyages et des textes tournés vers la grande culture classique – dieux et philosophes grecs, peintures hollandaise ou italienne, classiques français – qui ramènent le lecteur à l’essentiel de la culture européenne, tire la culture polonaise vers l’universel. Ainsi dans les grottes de Lascaux qu’il visite au début des années soixante : « J’avais plongé mon regard dans le gouffre de l’histoire, et pourtant je n’avais pas du tout l’impression de revenir d’un autre monde ». Ses notations de voyages touchent par une relation inhabituelle au passé et aux lieux : « Je n’avais encore jamais ressenti aussi fort cette apaisante certitude d’être un citoyen de la Terre, héritier non seulement des Grecs et des Romains, mais presque de l’infini [1]. »
En intitulant sa biographie La poésie contre le chaos, Brigitte Gautier veut sans doute souligner le décalage entre le monde libre du poète et son environnement ; le propre d’une biographie est d’éclairer les lecteurs fidèles, ou ceux attirés par la nouvelle édition de l’œuvre, sur la personnalité et la vie de son auteur. Or cette curiosité risque d’être déçue. On trouvera certes des informations utiles, des éléments de contexte, une connaissance érudite des déplacements et des soucis domestiques de Zbigniew Herbert, mais dans un style plus proche de la chronologie que du portrait. On regrettera surtout une approche superficielle voire anecdotique de ses relations avec ses contemporains. L’édition en un volume séparé d’un choix de sa correspondance avec les principales personnalités du cercle de la revue Kultura, centre émigré de la culture polonaise, nous suggère la richesse et les contradictions de ces relations. On voit qu’elles ont été parfois très amicales, souvent houleuses. On comprend à la lecture de la biographie qu’elles ont aussi été injustes. On aurait aimé, au-delà de chamailleries somme toute assez banales, comprendre pourquoi un si grand poète a méprisé ou tenu à distance des Witold Gombrowicz, Tadeusz Różewicz, Leszek Kołakowski, Jerzy Giedroyć et tant d’autres grandes figures de la culture polonaise au XXe siècle. D’où venaient ses attaques récurrentes contre Czesław Milosz qui l’a pourtant toujours défendu ? Sans oublier sa violente brouille avec Adam Michnik qui l’avait encensé depuis sa geôle.
Au lieu de cela, la biographe épouse, en les caricaturant, les haines ou obsessions de son auteur, sans prendre le recul nécessaire. En insinuant, en oubliant des détails, en en privilégiant d’autres, en distribuant des adjectifs ici ou là, elle donne à son texte une connotation idéologique gênante. Elle esquisse quelques explications psychologiques peu convaincantes, dans un contexte historique présenté sommairement et sans nuance. C’est dommage. À moins d’imaginer – mais est-ce judicieux ? – qu’elle ait voulu privilégier l’œuvre, comme l’avait fait Herbert lui-même en conclusion de son texte extraordinaire sur Piero della Francesca : « Impossible d’écrire un roman sur son personnage. […] Il a obtenu la plus haute faveur qu’accorde aux artistes une Histoire distraite qui perd les documents, qui efface les traces de leur vie. S’il est encore vivant de nos jours, il ne le doit pas à quelque anecdote sur les misères de sa vie, ses folies, ses hauts et ses bas. Il a été tout entier dévoré par son œuvre [2] ».
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Un barbare dans le jardin (1962), trad. fr. de Jean Lajarrige et Laurence Dyèvre, Le Bruit du temps, 2014, p. 33.
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Ibid., p. 284.