Voix de Syrie
Qui connaît en France la poésie syrienne ? C’est tout l’intérêt de l’anthologie de Saleh Diab, Poésie syrienne contemporaine, de nous la faire découvrir. Les poètes syriens ont joué un rôle essentiel dans l’histoire de la modernité de la poésie arabe contemporaine, élaborant des territoires poétiques nouveaux. L’anthologie est un panorama des formes, courants, influences, problématiques qui ont agité le mouvement moderniste, non seulement de la poésie syrienne, mais de la poésie arabe dans son ensemble, du début du XXe siècle à nos jours. Les poètes que rassemble Saleh Diab s’expriment tous en langue arabe, ils s’inscrivent dans l’espace de la poétique arabe dont ils ont renouvelé les formes et les courants vers une plus grande liberté. À part Adonis, ces poètes ont rarement été traduits en français et sont quasiment inconnus. Cette anthologie est donc un événement littéraire grâce auquel le lecteur va pouvoir découvrir la poésie arabe contemporaine.
Saleh Diab, Poésie syrienne contemporaine. Le Castor Astral, 368 p., 20 €
Dans son introduction, l’auteur rappelle que la poésie arabe recouvre trois types de poèmes : la poésie verticale, dite classique, à la métrique respectant des règles strictes, la poésie libre, où les règles deviennent moins contraignantes, et le poème en prose. De la poésie classique, tombée en désuétude, il a choisi de ne retenir dans son anthologie, pour faire œuvre de mémoire, qu’un seul poète influencé par le soufisme, Badawi al-Jabal ; un seul nom aussi pour la poésie néoclassique, Umar Abu Rishah, qui est un poète de transition à la langue souple et épurée sachant moduler les émotions.
Saleh Diab se concentre essentiellement sur la poésie libre et surtout le poème en prose dont il analyse les évolutions à travers trois étapes qu’il appelle « modernités ». La première est essentiellement représentée par deux poètes d’Alep, al-Asadi et Muyassar, dont l’œuvre constitue une passerelle entre la prose poétique et le poème en prose. Si al-Asadi se réclame du soufisme, Muyassar, qui a fait partie du cercle surréaliste d’Alep, va plus loin dans la libération de la forme et du sens. Le sentiment de la finitude et l’omniprésence de la mort dans des images macabres obsèdent ses poèmes, comme le montre cet extrait, empreint d’humour noir, de « Tombes » : « Dans le passé je n’avais pas de bêches / je creusais les tombes avec mes ongles / j’y mettais / l’horizon haletant… »
La deuxième modernité gravite autour de la revue Sh’ir, fondée à Beyrouth en 1957. Elle est incarnée par deux courants, l’un que l’on peut qualifier de poésie visionnaire, avec une préoccupation existentielle, impulsé par Adonis et par des poètes comme al-Khāl, al-Adhmah, Sáyigh, Rifqah, as-Sayed, Khīr Bīk ; si Adonis est connu et reconnu en France où il vit depuis 1985 – il a aussi traduit Saint-John Perse et Bonnefoy en arabe –, les autres poètes cités seront pour beaucoup une découverte. L’autre courant, avec al-Maghut et Qabbani, rend à la langue sa dimension émotionnelle en valorisant le quotidien et la parole ordinaire, mais seul al-Maghout rompt avec la versification. Ces poètes de la deuxième modernité ont été marqués par les traductions notamment de Pound, Eliot, Whitman, Saint-John Perse, Char, Rimbaud, Baudelaire, Artaud… Ils ont en commun, tout en révolutionnant les formes poétiques, des préoccupations politiques et sociales qui remettent en question les fondements de la société traditionnelle. Tous, à l’exception de Qabbani, appartiennent au Parti national socialiste syrien.
Introduite par le poète irakien Salah Faik, la troisième modernité s’est développée en Syrie avec al-Hamid, Mahmud, Afash et Monzer Masri. C’est une poésie de la parole plus ancrée dans la vie quotidienne, aux accents concrets souvent proches de la poésie des pays de l’Europe de l’Est dont les œuvres étaient accessibles en traduction dans les années 1970. Il est à noter que leur appartenance à la gauche communiste ne les a pas empêchés de s’intéresser à l’esthétique du poème. Enfin, dans les années 1980, de jeunes écrivains de l’université d’Alep fondèrent le Forum littéraire qui devait jouer un rôle essentiel pour l’histoire de la modernité syrienne par l’organisation de rencontres et de débats autour des divers courants de la poésie arabe. Ils s’inscrivent plutôt dans l’approfondissement de la poésie de la parole où le quotidien est très présent. Ce sont des expérimentateurs qui explorent de nouvelles sensibilités poétiques. Citons comme exemple un poème de Saleh Diab – qui fut membre de ce mouvement de renouveau – intitulé « Un jour lointain » et tiré de son livre au superbe titre : Une lune sèche veille sur ma vie :
« Les oiseaux
se dépouillent
de leurs voix
sous les feuillages
la pluie
sur l’herbe
écrit tendrement la tulipe
dans les hautes lucarnes
où pousse l’hirondelle
un jour lointain
des larmes blanches
tressées comme une coiffure
une odeur
retire l’étoile
du nid »
Cette anthologie, en édition bilingue, vient ainsi combler un vide. Les bouleversements qui affectent le Moyen-Orient ont trop tendance à nous faire oublier les aspects culturels originaux de cette région du monde. Le livre de Saleh Diab était nécessaire. Il apporte un éclairage nouveau sur la poésie arabe à partir d’un de ses foyers les plus singuliers, la Syrie, que l’on ne saurait intellectuellement dissocier du Liban, de l’Irak. Nul doute qu’il intéressera aussi bien le chercheur que le public cultivé.