En prise avec le sacré

Autour de la perdition, le livre de Silvia Baron Supervielle se fait l’écho d’autres livres, revient aux enjeux d’une œuvre qui fait du passage l’un de ses motifs majeurs.


Silvia Baron Supervielle, Un autre loin. Gallimard, 120 p., 12 €


Cet événement extraordinaire de la venue du jour après la nuit devient ordinaire au long de sa répétition comme un miracle toujours renouvelé de changement vers un ailleurs qui serait tel un soleil, serait telle une obscurité aussi. Ce qui est sans précédent prendrait son origine dans ce qui advient toujours – « attendre se propage après l’attente », écrit Silvia Baron Supervielle –, mais aussi dans la cyclicité de la fin et du début qui se mêlent tant la mort est indissociable de la vie – « me rapprocher de la source de la mort ». Seulement, puisque advenir sans retrouver ses pas ne paraît possible qu’en l’absence de soi-même, même ce cycle immuable semble interdit : « quelque chose empêche ma mort / et m’exile de la vie ». Pourtant, la mélancolie du vert paradis est semblable à une lente décomposition de la vie et en cette prescience d’une attente indéfinie surgit un « mot qui agit comme une rupture aussi inévitable que l’éloignement du passé : repérer la mort / avant qu’elle ne me frappe ; où est la mort qui me sera / assignée ; passer à mourir comme passer à vivre ».

Le corps n’est pas toujours un fardeau, un carcan mais plutôt un appel vers autre chose, la sphère transcendante du ciel, dans lequel Silvia Baron Supervielle est aussi fascinée par l’obscurité. Elle a beau en appeler à l’élément d’ancrage par excellence, la terre, celle-ci aussi se révèle duelle et changeante. Le corps n’est que temporairement là pour guider les sens, un couloir vers la dimension qui nous échappe, celle d’un ciel transcendant et inaccessible. Est-ce la noirceur du ciel dans lequel se perdre un instant qui l’attire ? Et toujours par le biais d’un passage à franchir (qu’il s’agisse d’une rive, d’un océan, d’une fenêtre) pour rejoindre un espace d’immensité où les choses, le corps justement, pourraient bien ne plus exister dans la même sphère matérielle : « quelquefois le soir se rapproche / et m’entraîne vers la fenêtre par le couloir du corps ». Le ciel apparaît comme un trajet car il revêt l’immensité capable de couvrir des territoires entiers, connus dans la mémoire, menacés de disparition si l’on n’y prend gare, de toute manière sujets à l’usure du temps.

Silvia Baron Supervielle, Un autre loin

Silvia Baron Supervielle © Catherine Hélie

Parfois l’auteure ne peut même pas évoquer cette nuit qui la perd et dont elle fait pourtant vœu, la course du soleil et l’absence, toujours l’attente de l’aube. Que cherche-t-elle à voir qui déclenche la lassitude, « des yeux usés de ne pas voir » ? Il s’agit d’un horizon trop lointain, semblable au ciel, mais ici point d’entremise entre l’immensité comme le faisait la fenêtre. L’auteure est en prise avec le sacré – « au bout de me confier de copier une prière ; prononcer la parole quiète ; la paix promise des anges » – qui est toujours présent comme la douce caresse d’une vague au bord de l’océan. Cette distance, fréquente dans les écrits de Silvia Baron Supervielle, évoque le sentiment d’une félicité dans la séparation, mais celle-ci, ce désir d’un ailleurs presque palpable mais souvent hors de portée, appelle la mélancolie et un mouvement incessant de la vague océanique : « je marche […] contre la mer qui n’arrête pas de venir / de tirer vers le large mes yeux / usés de ne pas voir ».

La fenêtre devient « étrangère », même ce passage finit par devenir usé par le temps. Le passage n’est plus nécessaire puisqu’elle s’abandonne à l’obscurité d’une nuit sans retour qui est la quiétude du repos dans l’oubli. Le souvenir est toujours fulgurant, aussi puissant qu’intraduisible : « se détourner de la mémoire / émancipée qui propose des symboles ; nul alphabet ne sait écrire ton nom ; rien à écrire dans les mots ». Dans la forme syncopée du langage même, hanté par le vide lui aussi, se lit bien l’impossibilité à dire la douce obsession du souvenir, et donc du devenir, car en l’esprit, comme une géographie étrangement familière, la mémoire trace un chemin invisible.

La langue inconnue n’est évidemment pas seulement la langue d’un autre pays que le sien mais simplement l’appel d’une langue qui pourrait dire le manque, le vide qui habite chacun et qui est l’origine dont nous sommes issus, toujours en suspens. Le déracinement de l’auteure est en réalité celui de chacun de nous car il pose les questions essentielles de l’origine et du devenir, de notre exil dans un monde dont l’appréhension nous échappe toujours. Cet exil de perdition n’est pas seulement celui de la mémoire qui s’efface, du souvenir qui échappe – « combien de choses s’en vont et sans issue » – car ces lacunes sont ici changées en douce mélancolie, en tendre désir d’ailleurs, ne serait-ce que par la rencontre, toujours essentielle, de l’autre : « un chemin me retrouve / lorsqu’un visage revient / reconquérir l’air ». L’auteure a pourtant l’espoir de cette conquête que lui procure l’esprit de fraternité d’une rencontre, d’un aller vers l’autre, d’une communion indicible qui passe elle aussi par ce silence, ce silence d’éternité du ciel, de la mer, du vent même, et cette quête est alors celle qui consiste à figer la mémoire en l’instant, dans l’éternité sans bornes du présent toujours renouvelé : « le présent immuable qui se succède ; un temps dépourvu de centre / de commencement et de fin ».

La poésie de Silvia Baron Supervielle est ce ciel blanc bleuté où tout naquit, où tout ressuscite, où tout retourne comme figure d’un Christ de l’âme, d’un ailleurs où aller, où l’on est peut-être déjà, où se retrouver en son intériorité unie de Lumière ou, parfois, d’une obscurité à en noircir le jour, au-delà de la vie, de la mort, en une transcendance, en un cycle de l’indicible.

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