Un titre « pétard », une paire de fesses mollement déclivantes sur la couverture, un dernier chapitre au libellé hilarant : « L’art, l’argent, la mort, la Suisse ». L’humeur est à la provocation. C’est la manière habituelle de Michel Thévoz, 82 ans, historien de l’art et ancien directeur de la Collection de l’Art brut de Lausanne.
Michel Thévoz, L’art suisse n’existe pas. Les Cahiers dessinés, coll. « Les écrits », 240 p., 20 €
En 2002, Thévoz avait publié un recueil d’essais féroces sous le titre de Syndrome vaudois (Favre), un syndrome dont il redit ici les traits principaux : « le mutisme, la parcimonie, l’obstination, la modestie, le confinement ». Sauf que cette fois, c’est chez les artistes figuratifs que le théoricien traque ce goût supposé du rétrécissement, du neutre, qu’il assimile à une pulsion de mort, dans une série d’articles monographiques nourris de psychanalyse : certains sont inédits, d’autres issus de catalogues et remaniés. Les stars (Holbein, Hodler, Soutter …) y côtoient des figures plus locales : Jacqueline Oyex, Suzanne Auber, Nikola Zaric… Thanatos y entretient avec l’argent (sale) des liens plus complexes et variés que la seule rétention sadique-anale et s’y trouve souvent en position heureuse et féconde, en particulier sous la figure du « détachement » ou de la « distraction ».
Puisque l’art suisse n’existe pas, nous glissant dans les pas de Thévoz, osons une autre généralité, un peu plus bénigne : il faut être suisse pour bien critiquer la Suisse, peut-être même suisse romand. C’est une hygiène mentale apparemment recommandée chez tous les intellectuels et artistes des cantons francophones (du moins ceux qu’on connaît). Les Romands finissent d’ailleurs quelquefois naturalisés et enterrés en France, comme Félix Vallotton (à qui l’on doit les fesses de la couverture) ou Le Corbusier, né à la Chaux-de-Fonds. Cela suffirait peut-être à dire, donc, que l’art suisse (romand) n’existe pas.
Mais, de même qu’on aurait tort de lire un texte à clés en croyant que son intérêt se limite au particulier et à la vie privée des référents « réels » (alors qu’ils sont là à titre de types), de même, c’est l’art et le monde de l’art dans son ensemble que vise Thévoz : la Suisse ne lui est qu’un réservoir concentré de défauts plus universels, tel l’académisme, qu’il définit comme le « gardien du sommeil de la bourgeoisie ». Formule opératoire qui permet assez rapidement de repérer ce qui, aujourd’hui, ressortit dans l’art contemporain à l’académisme – sans préjuger pour autant de la qualité de ce qui prétend « réveiller » le public. Tout aussi frappante, cette remarque – à propos de l’inoffensif « peintre national » Albert Anker (1831-1910) – sur notre époque : « Anker a-t-il deviné que la pédophilie deviendrait un produit de consommation médiatique ? A-t-il pressenti que, outre les criminels qui passent à l’acte, il y aurait ceux qui pratiquent la pédophilie par dénégation ou par procuration, sous la forme d’une indignation hystérique ? » Car, on l’aura compris, Thévoz érige ici en méthode l’anachronisme ou le renversement de perspective, proposant entre autres de lire Holbein depuis la postmodernité plutôt que le Moyen Âge ou de comprendre que Charles Gleyre (le maître d’Anker) a « été influencé par Félix Vallotton, Robert Mapplethorpe, Maurizio Cattelan […] ou Robert Smithson ».
Si les lectures paradoxales que propose Thévoz des œuvres bien connues sont au sens propre renversantes, ses textes sur les personnalités plus discrètes sont peut-être un peu moins surprenants pour le lecteur, puisqu’il prend connaissance du travail et de son exégèse dans le même temps. Comme on l’a dit, dans le cas des stars, tel Le Corbusier (cousin de Louis Soutter), Thévoz n’hésite pas à bousculer les codes de l’admiration convenue. Reprenant une citation de Paul Valéry qu’il trouve très appropriée à la Suisse : « Il y a deux choses à craindre dans le monde actuel, l’ordre et le désordre », le théoricien se félicite de ce que l’architecte n’ait pas réussi à réaliser tous ses projets, « monstruosités auxquelles peut conduire le fantasme d’un ordre social totalement programmé ». Il préfère mettre en lumière, « l’autre pôle » de la production de Le Corbusier, « celui de la détotalisation, de la déconstruction, de la subversion, de l’irrationalité, c’est-à-dire de la peinture ».
Ce nettoyage du regard que propose Thévoz repose sur une dialectique entre « visible » et « lisible » qui traverse tout l’ouvrage et qui doit, entre autres, à Merleau-Ponty. On la voit en particulier à l’œuvre dans l’étude qu’il consacre à Marius Borgeaud (1861-1924), peintre « naïf » dont la dernière exposition française remonte à 1994, au Faouët, où il s’était installé. Pour Thévoz, Borgeaud est un prototype du syndrome vaudois. Mais la platitude de celui-ci sollicite, si l’on veut voir réellement ses toiles, « notre complicité, si ce n’est notre complaisance perceptive. […] À l’instar du monde de Malebranche, la peinture de Borgeaud requiert une création continue, elle se soutient de l’investissement de notre regard et de notre désir d’objectivité ». D’un côté, le libre jeu de la perception, ses moirures et ses aléas, de l’autre, notre goût de la maîtrise. Voilà pour le regardeur. Le bon artiste est donc, comme Thévoz l’écrit ailleurs, celui qui sait « exalter le mystère, le vertige, l’insondabilité, les infinies potentialités » de la figure peinte, en réaliser l’absolue disponibilité. À propos de Borgeaud, Thévoz précise : « le peintre figuratif est aux prises avec deux injonctions contradictoires (double bind) : il doit respecter l’ordre des choses […], la pesanteur du réel, la stabilité ; et il doit respecter l’architecture éphémère des phénomènes », sa « gestation » dans le sujet. « Deux architectures qui ne se recoupent pas, qui sont plus précisément dans un rapport de parallaxe. Percevoir, c’est passer d’une architecture à l’autre, et ce passage s’opère par la médiation de la culture, de la subjectivité et du désir du regardeur ».
Tout le projet de L’art suisse n’existe pas est ainsi de défendre et illustrer par l’ironie ce rapport de parallaxe, de non-fixité, ce principe de non-identité aussi bien dans les arts que dans la politique, et ce sans sombrer dans un relativisme généralisé qui serait une autre forme d’identitarisme. C’est le sens de l’article d’introduction, un des plus drôles et des plus provocants du livre, qui propose un « suisside » du capitalisme sous le titre « Apprenons à inexister ! » Thévoz y argue qu’en Suisse il n’y a pas « moyen d’identifier l’autre ». Du coup, « dans le contexte mondial de patriotisme ou de fondamentalisme assassin », cette absence d’identification ou d’identité élève le pays « au rang de modèle : elle est l’avenir du monde » : « on voit mal un Suisse violer une Valaisanne, poignarder un catholique ou enterrer vivant un homosexuel au nom de l’orthodoxie ou de la pureté ethnique, pour la bonne raison qu’il n’y a pas d’ethos national ». Cette « particularité d’inexister » fait de la Suisse un « chef-d’œuvre de démembrabilité », ajoute-t-il. Et d’y voir la réalisation de ce que Marx et Engels dans le Manifeste du parti communiste annoncèrent comme la phase d’« homogénéisation », de « désymbolisation » et de « désenchantement » qui doit précéder l’avènement du communisme. En cela, la Suisse, pays non discriminatif et non concurrentiel (mais pour de mauvaises raisons car, note cruellement Thévoz, « pas de populace, donc pas de saleté »), serait à l’avant-garde du capitalisme tardif, à la fois pacifié et en phase d’autodestruction.
Et l’art suisse serait ainsi le champion de l’inexistence – en tant qu’« agentivité », est-on tenté d’écrire : au contraire du langage verbal qui, comme l’a montré Barthes, nous force à décider « entre l’affirmation et la négation, entre l’approbation et l’anathème, entre l’admiration et l’aversion, entre la beauté et la laideur, l’espace plastique, lui, autorise, cultive même l’indécision ». C’est à ce point qu’on retrouve la pulsion de mort sous un jour productif : « elle n’est pas réductible à une destruction pure et simple », elle est plutôt, comme Freud et Lacan l’ont pensée, Aufhebung, relève, ou « suspension signifiante ». Une indécision judiciaire devant l’autre qui permet de l’accueillir, et nous met en vacances de notre bêtise ordinaire. L’art suisse n’existe pas, quant à lui, promène son intelligence équilibriste sur le fil joyeux d’un scepticisme – à n’en pas douter – typiquement vaudois.