Ode à la stupidité

La poésie réenchante le réel, poétise le banal : quand la bêtise sauve le monde. Un texte inédit en français du poète américain Ron Padgett.

Ron Padgett, né en 1942, est un poète américain, auteur d’une quinzaine de recueils dont le dernier à être traduit en français, Comment être parfait, a été publié aux éditions Joca Seria en 2017. Padgett partage avec Frank O’Hara ou Kenneth Koch, poètes de la génération précédente, le désir de ré-enchanter la vie quotidienne. La « stupidité » à laquelle fait allusion son « Ode » est d’abord celle des films « idiots » de sa jeunesse, les « Gars du Bowery », dans lesquels jouaient Huntz Hall et Leo Gorcey. C’est ensuite la banalité de situations de tous les jours, ou le grotesque de scènes incongrues, difficiles à identifier, puis la dévaluation de moments forts ou tragiques de l’existence. Les références à « Sweet Thames Flow Softly » et deux vers de l’Iliade servent à mettre en place les deux pôles du banal et de l’héroïque.

Pour effectuer sa « poétisation » du quotidien ou sa « dés-héroïsation » de la bravoure et de l’engagement, le « truc » de Padgett est de choisir de voir les choses de la perspective d’un enfant de sept ans. Sa « bêtise » est donc revendiquée et salvatrice : résultat charmant assuré.

Claude Grimal

Ron Padgett Ode à la stupidité

Ode à la stupidité

Ben euh… moi… euh

Moi je parie que t’as jamais entendu parler de Huntz Hall !

Huntz, quel type !

Un visage, et deux yeux dedans !

Et même une bouche dessous !

Et d’autres trucs, tu vois, comme

Des oreilles et tout, mais le mieux

C’était son cerveau. Ce mec,

Quel cerveau ! Je l’ai vu faire de ces trucs,

Un jour dans un film, il était

Avec son pote Leo,

Ils se trouvaient dans de sales draps et Huntz,

Il leur a sauvé la mise et

Depuis je ne suis plus le même homme.

On pourrait décrire ça comme l’expérience cruciale

De ma vie, essentielle en tout cas.

J’ai une grosse pince-étau, fixée

Au plateau de mon bureau –

J’ai appris à l’installer comme ça !

Et quand je sors dans la rue

Ma jambe fait un truc spécial – juste une car j’arrive

Pas à le faire avec les deux.

Ron Padgett Ode à la stupidité

2

L’aurore se lève sur la grande métropole,

À trois heures tu bois un verre de bière,

Des amis passent, la poste

Refuse un paquet, des filles s’allongent

Et sont baisées par des tortues géantes, on entend une voix.

Un jeune gars ouvre le dictionnaire à la page 387,

Et se penche sur le mot

« Hermétique » avant de laisser son œil descendre jusqu’à « Héroïque »

« Mais enfin des mortels la race infortunée

À la loi du trépas en naissant est vouée. »

Un carton d’emballage vert et orange part à la poubelle.

La perception et la cognition arrangent ces morceaux de puzzle

En un schéma reconnaissable qui associé

Aux émotions forme une continuité

Qui est notre vie. Oui, il y a des bords irréguliers

Ici et là, de grands trous faits

Par de gigantesques Skeezix qui viennent réparer des machins gigantesques,

Mais généralement c’est plus comme la Tamise,

Qui coule doucement, ponctuée par des bateaux

Dont les passagers lèvent des visages souriants et font un signe de la main

Des femmes hier, qu’on a entendues parler,

Ont dit qu’aujourd’hui serait froid et il fait chaud,

Tu pensais que tu ne te sentirais pas bien ce matin

Et c’est le cas mais la rue

A l’air défoncée, les gens n’arrivent pas à se déplacer,

Ils ouvrent une bouche stupéfaite, glissent et tombent.

Peut-être qu’une personne âgée va se casser la hanche !

Alors tu examines la rue, écris une lettre,

Organises une manifestation, te portes candidat au Congrès, prends

La tête d’une révolution, et te retrouves devant un peloton d’exécution

Sans même une cigarette entre les lèvres !

Ils ne t’ont même pas donné de cigarette !

Ça alors !

Et comme pour se moquer vraiment de tes idéaux

Les assassins fument chacun quatre cigarettes,

Des nuages de fumée s’élèvent de leurs visages

Obscurcissent tout, si bien que lorsque les fusils

Tirent leurs balles, des poulets

Tombent du ciel, à trente-neuf cents la livre !

Puis tu es libéré par un groupe de compadres

En pyjamas blancs qui retournent ensuite dans le mur

Où les balles ont creusé des impacts,

Libéré aussi de ta conscience sociale

Ou de ton amour pour la patrie, mais tu restes blessé

Et te caches dans les collines, comptant les jours

Qui restent avant de pouvoir déployer tes ailes, comme Hermès,

Et t’envoler avec ce message à travers l’espace et le temps.

Traduction : Claude Grimal

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