« Triompher de la bêtise », vaste programme ! Il n’en fut pas moins à l’origine de la création d’un club génial dans lequel les écrivains, authentiques héritiers de Rabelais, dénoncèrent les théories absurdes, les faux savoirs, la « bêtise intellectuelle » et, déjà, les fake news.
Histoire d’un club
On sait l’importance des clubs pour l’Angleterre : ils structurent la vie sociale, littéraire et artistique. Au XVIIIe siècle, le club permet de se réunir entre soi, entre hommes le plus souvent – le lien entre les membres, qui partagent les mêmes valeurs, les mêmes codes et sont du même rang, se renforce de la différence avec les non-membres. Le club se décline sur le mode sportif – le Jockey Club ou le Hambledon Club (pour le cricket). Le monde des lettres s’organise autour de lieux plus ou moins informels : cafés comme ceux de St James et de Wills, où l’on se lit et où l’on discute entre pairs ; tavernes où écrivains, artistes et hommes politiques se retrouvent, comme le « Literary Club », animé par Samuel Johnson dans la seconde moitié du siècle.
Au début du siècle, Jonathan Swift fréquente plusieurs clubs : le « Saturday Club », où il rejoint des personnalités politiques, le « Brothers Club », qui a une coloration littéraire plus grande mais qui, d’allégeance Tory, reste mû par des préoccupations politiques. Avec John Arbuthnot, John Gay, Alexander Pope et Thomas Parnell, il fonde le « Scriblerian Club », qui se réunit brièvement, pendant l’année 1714, avant que les circonstances politiques liées à la mort de la reine Anne ne mettent fin à ses activités. Le club est peut-être né du projet formé par Alexander Pope vers 1712-1713 de publier un périodique consacré aux œuvres des « non-savants » (unlearned). Si Pope songe à une satire de The History of the Works of the Learned, ouvrage publié entre 1699 et 1703, qui recense les livres publiés en Europe, il se donne déjà pour ennemie la bêtise, qui s’incarne ici dans les « unlearned » avant de devenir plus tard « dulness ».
Swift avait déjà une certaine expérience en la matière. Dans Le Conte du tonneau, il avait exploré les infinies possibilités ouvertes par le texte littéraire pour dénoncer tout ce qui porte le nom de « moderne », tout en adoptant la voix et les intonations d’un Moderne. En 1708, il s’attaque à l’astrologue John Partridge. Écrivant sous le nom d’Isaac Bickerstaff, Swift parodie la rhétorique de l’almanac, tourne en dérision le faux savoir caractérisé par la prédiction et, usant de la même rhétorique, prédit au détour d’une phrase la mort de l’astrologue, qu’il annonce pour le 29 mars 1708. Trois pamphlets ultérieurs lui permettent de confirmer sa prédiction, de composer une élégie à John Partridge et de conforter la stature d’Isaac Bickerstaff. Malgré tous les efforts de l’astrologue pour réfuter la prédiction, accusant en particulier Bickerstaff d’être un traitre à l’Angleterre protestante, Partridge avait clairement perdu la bataille. C’est que la querelle comportait aussi une dimension politique, Partridge ayant utilisé ses almanacs pour y exprimer ses idées whig, en particulier sur les rapports entre l’Église et l’État. Pourfendre la bêtise permet déjà de condamner ses ennemis politiques.
Si le Scriblerian Club, comme son nom l’indique, s’attaque aux scribouillards en tous genres, il rassemble des écrivains qui partagent les mêmes idées politiques – les membres du club sont tous des Tories. Il se donne pour héros Martinus Scriblerus, personnage fictif qui concentre les excès des faux savants et pédants de tout poil. Le club vise à produire une édition de ses œuvres, en particulier de ses Mémoires, qui ne seront publiés par Pope qu’en 1741. S’ils sont principalement écrits par Arbuthnot, il s’agit d’une œuvre collective qui met en scène un personnage ridicule, incarnant à la perfection la bêtise intellectuelle, faite de fascination pour les Modernes et pour le savoir ancien dans ce qu’il a de plus creux. Composés en 1714 et retouchés plus tard, les Mémoires de Scriblerus portent la marque d’influences littéraires et satiriques diverses mais concordantes, qui s’attaquent de façon acerbe à l’enthousiasme généré par le faux savoir (nom de code : fake news) : Cervantès, Rabelais, Samuel Butler, et bien sûr le Swift du Conte du tonneau (publié avec La Bataille des livres). Dès sa naissance, Martinus apparaît à son père Cornelius comme promis à de grandes destinées, car il a hérité de la verrue de Cicéron, du cou d’Alexandre, des genoux cagneux de Marius, de la claudication d’Agésilas, et peut-être, avec un peu de chance, du bégaiement de Démosthène. Le texte se délecte du récit de son éducation dans les différentes branches du savoir, sous la houlette plus ou moins éclairée de son père, de ses progrès dans la physique, malgré son échec à soigner le rire immodéré, ou encore de sa quête du siège de l’âme. Il se clôt sur une liste des œuvres de Scriblerus, écrites et à écrire, connues et inconnues, propres à alimenter une passion infinie pour le savoir. La satire met en avant le ridicule des théories auxquelles parvient Martinus comme les objectifs qu’il se fixe, le mode de raisonnement comme la rhétorique pseudo-scientifique du texte. C’est en leur donnant les apparences de la rationalité que les Scriblériens façonnent des auteurs fictifs dont l’héritage satirique dépasse les circonstances de la composition : Gulliver, le Drapier, l’auteur de la Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être à la charge de leurs parents.
Scriblerus lui-même réapparaît dans diverses publications, en particulier sous la plume d’Alexander Pope. Il est par exemple l’auteur de Peri Bathous, ou l’art de couler en poésie, satire de l’essai de Longin sur le sublime. Il est le commentateur du poème d’Alexander Pope, Dunciad variorum (1729), où il figure également comme l’auteur d’une satire composée par Arbuthnot, Virgilius restauratus. Il est l’auteur d’un essai sur l’origine des sciences (rédigé par Arbuthnot) dans lequel il s’attache à démontrer que les sciences proviennent de quelques créatures simiesques qui les ont transmises aux peuples de l’Éthiopie et de l’Inde. Moins connus peut-être que d’autres textes des membres du club, comme Les Voyages de Gulliver, L’Opéra du gueux, ou La Dunciade, ces mémoires forment la matrice d’une philosophie du style, partagée par tous les auteurs du club, fondée sur la mise au jour de l’imposture critique et des théories absurdes. Héritier de la satire de Lucien, ou, plus près d’eux, de Rabelais, le monde des Scriblériens se donne ainsi un projet général : triompher de la bêtise. Cette ambition fait des émules dans tout le XVIIIe siècle, inspirant à l’occasion un Henry Fielding – qui n’hésite pas à utiliser le nom de « H. Scriblerus Secundus » – ou un Laurence Sterne. Et il n’est pas jusqu’à un poème héroïco-comique de 1742, Cricket, de James Love, qui ne soit annoté par Martinus Scriblerus. Tout le siècle reconnaît dans ce personnage le pédantisme stérile et la vacuité intellectuelle. Scriblerus constitue un point de convergence pour des écrivains animés d’une même conception du monde des lettres.
Un hymne à la bêtise : La Dunciade d’Alexander Pope
Dans l’esprit du Scriblerus Club, Pope, par ailleurs poète et traducteur d’Homère, auteur d’essais sur la littérature et la critique, compose entre 1728 et 1743 un véritable hymne à la bêtise, The Dunciad. Écrit peu après Peri Bathous, traduit en français sous le titre La Dunciade, parfois désigné sous le titre plus clair en français de La Sottisiade, ce long poème annoté célèbre le règne de la Bêtise, la déesse Dulness, fille de la nuit et du chaos, dont le pouvoir est sans partage. Pope compose son poème héroïco-comique dans un contexte politique qui est celui de l’accession de la dynastie des rois George de Hanovre sur le trône d’Angleterre. Les quatre versions du poème indiquent clairement à la fois la nécessité de toujours remettre l’ouvrage sur le métier, et l’étendue de l’entreprise, identifiée en son temps par le général de Gaulle. La première version paraît en 1728, la deuxième en 1729, La Nouvelle Dunciade en 1742, et la dernière, en quatre livres, en 1743. Les premières versions prennent la forme d’une satire traditionnelle, où Pope se joue de Theobald, le critique de Shakespeare, qui avait attaqué l’édition du dramaturge anglais donnée par Pope en 1725. Il la trouvait insuffisamment attentive aux détails – pour Pope c’était en effet la vision d’ensemble de l’œuvre qui devait primer. Pour mettre fin à ces critiques, la déesse hisse Theobald sur un trône d’où il peut régner sur le pays des sots. Il y organise diverses joutes – un concours pour déterminer l’éditeur qui urinera le plus loin ou une compétition de plongeon permettent à Pope de se débarrasser d’un certain nombre de poètes, de libraires, de critiques, d’ennemis littéraires.
Dans sa dernière version, la plus achevée, Pope offre une édition considérablement annotée, précédée de divers textes, agrémentée d’un appendice multiforme. Comme Le Conte du tonneau, La Dunciade intègre dans la matérialité du texte la temporalité de ses éditions successives. Comme Swift, Pope fait place dans les notes aux voix divergentes de ses critiques et ennemis, pour mieux les tourner en ridicule. Comme l’auteur des Voyages de Gulliver, il utilise toutes les potentialités du texte écrit, de l’appareil critique, de la tradition satirique de l’esprit savant (learned wit) pour construire un texte non pas dialogique mais véritablement cacophonique. Et pour se défaire de ses ennemis, il a recours à un principe simple : « Il a ri, et a composé la Dunciade ». Le poème naît du rire, conçu comme arme suprême. Il provoque aussi celui du lecteur, confronté à la vacuité héroïque, véritable sujet du poème.
L’appareil critique permet de substituer à Theobald un nouvel ennemi, le poète lauréat Colley Cibber, avec qui Pope entretenait une querelle de longue date, à la fois personnelle, politique et littéraire. Les notes d’édition prolifèrent, de la première qui se livre à une exégèse du titre et à un dialogue entre sources diverses qui viennent envahir le texte. Cette pratique d’annotation de son propre texte, que l’on retrouve sous d’autres formes chez le Nabokov de Feu pâle ou dans L’Infinie Comédie de David Foster Wallace, offre au poète d’infinies digressions et citations ironiques. L’époque a produit une uniforme médiocrité, de la prose enflée en guise de vers, des vers si relâchés qu’ils en deviennent de la prose, et donné naissance, en partie grâce à la France, aux Modernes. Ces Modernes, dont Cibber est l’un des représentants les plus illustres au sein du poème, sont protégés par la déesse Dulness qui les pousse à mutiler et piétiner tous les grands modèles, à ne pas laisser le moindre vers intact, à faire retentir la cacophonie de leurs voix. En portant Cibber aux nues, en mettant en scène le triomphe de la bêtise et la déchéance de la vérité, de la philosophie, des sciences, de la religion ou encore de la morale, en concluant le poème sur le rétablissement de l’Empire du Chaos, Pope fait apparaître le triomphe des forces de la destruction alors que la Terre sombre dans les ténèbres universelles qui enveloppent la fin du poème.
Véritable point d’orgue du projet scriblérien d’assécher la bêtise intellectuelle, la Dunciade construit un monde où se font entendre un certain nombre de querelles individuelles qui opposent Pope à divers critiques et traducteurs, Cibber au premier chef. Mais elle soulève des enjeux plus importants, liés à la querelle des Anciens et des Modernes, aux liens entre poésie et politique au cœur d’une époque dominée par le tout-puissant ministre whig Robert Walpole. Si la Dunciade célèbre le livre imprimé et toutes ses potentialités (poème, annotations, citations, préfaces, appendices, etc.), elle révèle également l’importance des querelles pour la composition de la satire : la réponse à un affront initial, le désir de porter la controverse dans le domaine public pour le rendre juge de la dispute, la forme dialogique qui préserve les voix individuelles pour mieux les déformer, la difficulté à les faire disparaître tout en conservant une certaine distance satirique. La Dunciade rend publique une querelle privée (entre Cibber et Pope). Elle la transforme en antagonisme littéraire, dans un contexte politique (Cibber est poète lauréat). Elle parcourt la République des Lettres pour que le lecteur perçoive avec acuité la corruption politique du ministère Walpole. Elle en organise la cacophonie pour mieux révéler la vacuité du monde littéraire. Si, malgré tous ses efforts, Martinus Scriblerus n’avait pu identifier le siège corporel de l’âme, les Scriblériens avaient compris que c’est au cœur même du savoir que se niche la bêtise.