L’histoire des 6, 9 et 12 février 1934 n’est plus à faire. L’introduction de Laurent Lévy, solidement étayée sur quelques-uns des apports historiographiques les plus récents, suffirait à l’attester si besoin était. Aussi n’est-ce pas la dimension narrative de cette réédition de l’ouvrage de Marc Bernard, initialement publié chez Grasset le 15 mars 1934, qui retient aujourd’hui principalement l’attention.
Marc Bernard, Faire front. Les journées ouvrières des 9 et 12 février 1934. Introduction de Laurent Lévy. La Fabrique, 192 p., 12 €
On a pu dire du 6 février qu’il constituait le moment d’une irruption de l’Histoire dans la littérature [1]. La formule est sans doute excessive. Du moins faut-il constater que de nombreux écrivains, demeurés spectateurs de l’événement, s’en sont du moins saisis, tant à chaud qu’avec les délais que requiert l’écriture. Brasillach se heurte incidemment aux manifestants du 6 en sortant d’une première théâtrale, à deux pas, chez Jouvet : « j’y étais, c’était mon métier ». Du moins exalte-t-il avec lyrisme, dans Notre avant-guerre, cette « instinctive et magnifique révolte » avant de déplorer la trahison de la révolution, dès lors « manquée ». Même tonalité chez Rebatet ou dans Gilles : « À partir de ce moment-là, il fut dans le tourbillon tour à tour cinglant et flasque des foules jaillissantes et refluantes, amoncelées et perdues », écrit Drieu la Rochelle qui évoque, pareillement, « les révolutionnaires de gauche trompés le 12 après le 9 comme les révolutionnaires de droite dès le 7 après le 6 ». Soit, chez tous, une fascination pour la rue en tant qu’elle est rupture avec l’ordre établi ; politique enfin en acte quand elle s’est trop longtemps résumée à des mots, redevenue mystique, en somme, selon des conceptions qu’on pourrait qualifier de soréliennes, à moins qu’elles ne soient tout simplement romantiques. Ces événements hors du commun inspirent également les essais de Georges Imann et de Georges Suarez que les éditions Grasset réunissent dans la collection « Grandes heures » créée pour la circonstance, avec le souci, écrit l’éditeur au dos de son troisième volume, de satisfaire à un « désir d’impartialité », en témoignant de « la plus grande objectivité possible ».
L’essai de Marc Bernard, qui est le deuxième à avoir été publié dans cette collection, est, quant à lui, consacré à ces journées de riposte qu’ont été les 9 et 12 février. L’auteur, qui critique « les intellectuels, au sens le plus péjoratif, sympathisants ou qui se prétendent tels, qui se sont lamentés [le 12] de voir une foule d’une telle ampleur ne pas montrer un esprit plus agressif », leur prête des sentiments à ce titre similaires à ceux des écrivains de droite précédemment cités. Il souligne, du moins, « la présence en ces manifestations ouvrières avant tout de nombreux écrivains et intellectuels ». Les journées des 9 et 12 février (comme au demeurant les manifestations de souveraineté ultérieures du Front populaire) n’occupent cependant pas le même espace que celle du 6 février dans le champ littéraire. Qu’on excepte le poème de circonstance qu’Aragon publie alors dans Commune – « je les ai vus tomber / je les ai vus se battre… » – et l’essai de Marc Bernard constitue un phénomène isolé dans le champ littéraire.
Marc Bernard, né avec le siècle dans un milieu très modeste, a exercé les métiers de commissionnaire, d’ouvrier puis de cheminot avant d’entrer en littérature grâce à l’appui de Jean Paulhan qu’il rencontre en 1928. Après la parution de Zig-zag, roman d’inspiration surréaliste, il entame une carrière littéraire et entre à Monde, créé et dirigé par Henri Barbusse, en qualité de critique littéraire. Si l’ouvrage qu’il publie en mars 1934 atteste des qualités d’écriture qui valent à son Roman Anny d’être couronné cette même année par le prix Interallié, il relève du moins d’un tout autre genre. Cet ardent plaidoyer pour l’unité aux finalités politiques explicites, rédigé et publié à l’heure où cette suite de l’histoire que sera le processus de gestation du Front populaire est loin d’être écrite d’avance, est un essai d’histoire immédiate croisant une approche qu’on pourrait qualifier d’observation participante avec une analyse précise de documents qu’il livre au lecteur. C’est à ce titre, avant tout, qu’il retient aujourd’hui l’attention.
Il convient de s’arrêter un instant sur le titre de cet ouvrage consacré aux journées ouvrières des 9 et 12 février, soit un intitulé qui met résolument l’accent sur une approche en termes de classe au détriment de toute désignation politique, il est vrai complexe s’agissant, du moins, du 12 février. Cette approche lui vaut de privilégier certains aspects qui n’ont retenu que beaucoup plus tardivement et parfois plus marginalement l’attention des historiens. Marc Bernard cite intégralement l’éditorial du Peuple du 7 février intitulé « Paris et la province », comme il le fait, au reste, pour tous les documents qu’il retient à l’appui, quand le large extrait que cet éditorial consacre à la province n’a pas été retenu dans l’extrait publié par Serge Berstein dans son classique 6 février 1934. Il consacre, plus généralement, une place importante aux manifestations déployées en province durant ces jours avec, à l’appui, de nombreuses citations de la presse de province présentant un grand intérêt. Il développe également plus qu’on ne le fait d’ordinaire l’importance et la nature des grèves advenues le 12 et s’essaie aussi à une brève évocation de la sociologie parisienne propre à expliquer que la capitale soit devenue une ville de droite.
On peut émettre l’hypothèse que la vocation unitaire d’un ouvrage qui s’inscrit en surplomb vis-à-vis des partis politiques n’est pas sans expliquer cette réédition à l’heure où prévaut l’émiettement de ce qui fut la gauche. Laurent Lévy juge utile d’appuyer les nombreuses évocations des aspirations unitaires exprimées lors de ces jours, le 12 en particulier, par les manifestants et relevées par Marc Bernard en citant les mémoires de Léon Blum évoquant la « fraternisation » advenue ce jour, imposant « l’unité d’action des travailleurs organisés pour la défense de la République ». C’est oublier, toutefois, que ces mémoires sont écrits après que le 12 février s’est imposé a posteriori comme l’événement fondateur du Front populaire advenu, en autorisant l’émergence d’un récit reconstruit. Or c’est précisément l’intérêt de l’ouvrage de Marc Bernard que d’être rédigé quand le devenir demeure, à tout le moins, incertain. Il nous paraît préférable de souligner qu’il traque les expressions des aspirations unitaires en leur consacrant beaucoup plus de place que le feront, le lendemain, Le Populaire et L’Humanité, aux fins de peser sur une histoire dont l’issue demeure incertaine.
L’ouvrage se montre à cet effet éminemment critique à l’encontre du parti socialiste comme du parti communiste, en excluant toutefois la CGT de sa dénonciation des organisations. La critique est plus particulièrement virulente à l’égard du parti communiste avec lequel il nourrit un contentieux qui ne se limite pas au temps court de l’événement. Marc Bernard, brièvement membre du PCF et de la CGTU, s’en est éloigné pour des raisons qui mêlent le littéraire au politique. Ce tenant d’une littérature prolétarienne a pris, comme d’autres, ses distances à l’égard des décisions du congrès de Kharkov qui, fin 1930, a condamné à la fois la littérature prolétarienne et le « confusionnisme » de Monde et contribué activement en 1932 à la fondation du Groupe des écrivains prolétariens aux cotés de Tristan Rémy. Alors que celui-ci rejoint l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires, fondée par le PCF en décembre de cette même année, Marc Bernard se rapproche de la SFIO qu’il n’épargne cependant pas dans son ouvrage. Laurent Lévy a utilement reproduit en annexe une recension favorable à l’ouvrage publiée en juillet 1914 par la revue Masses qui réunit des intellectuels se réclamant d’un marxisme critique sous la direction de René Lefeuvre. Il aurait pu lui adjoindre les violentes recensions des essais de Georges Imann et de Marc Bernard publiées dans le numéro de mars-avril 1934 de la revue Commune. Georges Sadoul qui en est l’auteur qualifie ce dernier de « contrebandier qui travaille consciemment au sabotage du front unique et de l’unité d’action du prolétariat en parfait accord avec ses co-équipiers le fasciste Imann et le Chiappiste Suarez », soulignant qu’il ne consacre autant de place à cette « brochure » que parce que « son auteur tente depuis plusieurs années de se faire passer pour un écrivain prolétarien ». Soit deux recensions qui attestent de l’attention que les forces politiques qui en sont alors encore à s’observer ont accordée, à chaud, à cet ouvrage.
On n’omettra pas de souligner que la réédition est illustrée par plusieurs clichés qui, pour provenir comme la plupart des collections Roger-Viollet, sortent, du moins pour la plupart, des sentiers battus.
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René Garguilo, Le 6 février et sa fortune littéraire, Katowice-Sorbonne nouvelle, 1986.