On pourrait consacrer un dictionnaire entier au mot con. Proposition fantaisiste ou provocatrice ? Peut-être un peu. Mais en y réfléchissant, en se rappelant l’histoire de ce mot omniprésent dans la langue française et dans nos conversations, en réalisant sa variété de sens, on pourra saisir qu’il porte une certaine unicité culturelle et linguistique. En somme, le con synthétiserait l’esprit français !
Quand on s’efforce à la polyglossie, toute la difficulté est de saisir l’esprit de la langue étrangère à laquelle on s’attaque. Les règles de grammaire peuvent se comprendre assez vite ; la richesse du vocabulaire requiert une longue patience, celle d’accumuler assez de mots pour parvenir à échanger, mais, avec le temps, cela vient. Il ne suffit hélas pas d’avoir acquis tout cela pour parler vraiment comme un Allemand, un Italien ou un Japonais. Il faut en outre avoir saisi ce quelque chose jamais clairement défini que, faute de mieux, on peut appeler l’esprit de la langue. Ce n’est pas par mauvaise volonté que ce n’est pas défini mais sans doute parce qu’on ne peut l’avoir saisi qu’après coup, une fois qu’on a vraiment compris comment pense l’Allemand ou l’Italien. Je mets la majuscule à ces mots parce que je suis tenté de penser que l’affaire est moins linguistique que culturelle : c’est l’esprit d’un peuple qui est en jeu. La manière par exemple qu’ont les Japonais de construire différemment leurs tournures selon le sexe de la personne en cause ou qui cause, ou celle qu’ont les Allemands d’aller directement à la chose même, et pas seulement au sens du Zurück zu Sache selbst ! de Husserl. On peut savoir construire des phrases allemandes parfaites sans jamais parvenir à faire sienne une telle approche. Quant aux Japonais, ils vous disent en souriant que jamais personne n’est parvenu à parler leur langue comme eux.
Dénué de toute compétence particulière en linguistique, je m’aventure à tenter de formuler ce qui me paraît le point nodal de l’esprit français (et des Français). À mon sens, ce point peut être trouvé dans un mot unique, un mot très bref que tous les Français emploient, certes avec ses dérivés mais le sens de ceux-ci se déduit du sens de celui-là. Je prétends donc que nul ne parle vraiment français s’il ne sait employer ce mot unique et puissant. Et j’en déduis que le dictionnaire le plus utile à qui veut apprendre le français – voire le seul vraiment utile – serait un dictionnaire consacré à cet unique mot. Je crois deviner la raison pour laquelle il n’a pas encore été élaboré : c’est que la tâche serait quasiment infinie puisqu’il ne suffirait pas de parcourir un nombre incommensurable d’écrits et d’écouter toute la production cinématographique française depuis les temps héroïques en passant par ceux de la Continental. Il faudrait aussi prendre en compte toutes ces paroles indignes d’être fixées par écrit ou par quelque moyen de conservation, des blagues de potaches aux brèves de comptoir chères à François Caradec.
Ne m’objectez pas qu’il en va de même de tous les mots de la langue courante et que mes arguties ne seraient que l’alibi de ma paresse intellectuelle. J’avoue volontiers celle-ci mais refuse qu’on me l’oppose en la circonstance. Car ce mot a une propriété particulière : les Français ne savent pas exactement ce qu’il signifie, ils savent qu’ils ne le savent pas et l’un de leurs propos favoris consiste justement à tenter d’expliciter ce qu’il pourrait bien signifier. À chaque fois, bien sûr, l’interlocuteur sera tenté d’inverser la proposition herméneutique que vous aurez faite. Et l’on produira ainsi une authentique conversation française. Je concède que de (rares) autres mots se prêtent aussi à un tel jeu. Passant devant un collège pour me rendre au Franprix de mon quartier, je ne peux manquer d’entendre les élèves papotantes sur le trottoir disserter sur la différence entre belle et jolie. « Moi je te dis qu’unetelle est certes jolie mais elle n’est pas belle. Pas d’accord, moi je trouve qu’elle est plus belle que jolie. » Et ainsi ad libitum. Reconnaissons la puérilité de ce débat – reproche que l’on ne saurait faire au mot qui m’importe car c’est vraiment à un essai (infini) de définition que les Français se livrent à son propos. Et ils sont sincèrement heureux quand ils en trouvent une qui leur convient aussi bien que celle proférée dans un film mythique, Les tontons flingueurs, à propos de ceux qui « osent tout » (« c’est même à ça qu’on les reconnaît »). Ils se la répètent alors avec un air réjoui, jusqu’au jour où ils en trouveront une autre qui leur conviendra pour un temps.
Ce mot a une histoire curieuse. Alors qu’il est censé être « familier » (ce qui après tout n’est qu’un constat objectif : il fait vraiment partie de la famille), son ancêtre latin avait quelque chose de plus objectif, de moins marqué. Horace l’emploie – dans une Satire il est vrai (I, 2, 36). Et les poètes de la Renaissance en firent de délicats éloges, lorsqu’ils blasonnaient sur le corps féminin. Horace dit cunnus ; eux disent connin, qui s’applique aussi à un lapin. En grec, cela se disait kusthos, on l’entend chez Aristophane dans Les grenouilles (vers 430). Ces jolis mots de poètes ont disparu et quand Aragon en emploie la forme modernisée à propos de celui d’Irène, c’est dans un roman pornographique. Il est vrai que si, dans sa première édition, le Grand Robert ignorait tout à fait ce mot, trop oral sans doute pour un dictionnaire de l’écrit, son Supplément de 1975 ne l’a introduit qu’en le qualifiant de « vulg. ». Quel dommage ! Heureusement que Brassens a retrouvé l’esprit des blasonneurs de 1550.
On peut comprendre – ce qui ne signifie pas pardonner – qu’un mot désignant un organe sexuel puisse ainsi se trouver rabaissé jusqu’à s’appliquer à des personnes peu estimables. Le Grand Robert de 2001 n’est plus choqué par la « vulg. » mais fait l’hypothèse qu’on pourrait être passé d’un sens à l’autre via la (dis)qualification d’une activité prétendument virile qui ne serait pas digne de sa virilité supposée. D’où peut-être, mais c’est moi qui formule cette hypothèse-ci, le « comme la lune », sachant de quel côté du corps se situe l’analogie avec cet astre rond et blanchâtre. La seule chose rassurante en l’affaire est que nul ne pense plus à cet organe lorsqu’il qualifie tel ou tel du mot dévalorisant. La preuve en est que l’on peut dire de quelqu’un qu’il en a une tête. Ce qui est, convenons-en, une absurdité car nul ne pourrait se faire une image de ce que cette expression est censée signifier si d’aventure quelqu’un la prenait au pied de la lettre.
Il est tout de même frappant de voir dans le Robert (le grand de 2001) qu’affublé d’un suffixe dépréciatif en –asse (qui sonne assez mal à une oreille d’anglophone), ce mot a pu, vers la fin du XIXe siècle, appartenir à l’argot des prostituées pour désigner une « femme honnête » ou (comme si c’était la même chose !) une concurrente sexuellement inexpérimentée.
Laissons-là le sexe, qui ne nous éclaire guère en l’affaire, pour en venir à la chose sérieuse, à la grave question, devrais-je dire. On devine ce qu’a derrière la tête celui qui trouve que le mot conservateur « commence bien mal ». On voit à peu près pourquoi le général de Gaulle tenait pour un « vaste programme » le projet d’extermination de ceux qui peuvent relever de cette qualification injurieuse ou tout au moins méprisante. C’était plus drôle et moins populacier que la répartie d’uu autre président de la République à un « pauvre » agriculteur qu’il voulait voir mettre les bouts. De façon plus littéraire, quoique non moins éloignée de La Princesse de Clèves, on sent la volonté de parler peuple dans l’emploi de ce mot par des romanciers comme Sartre, Beauvoir ou Queneau, ou quand Prévert fait dire à sa Barbara que « la guerre » relève de cette imputation. On est dans le flou en évoquant le roi de cette coterie ou en laissant entendre que, si tous volaient, celui à qui l’on s’en prend serait « chef d’escadrille ».
Mais en tenant ainsi que l’acception de ce mot est limpide – ce qu’elle est parfois, je le concède – on est resté à l’extérieur de la question qui est de savoir ce que l’on veut dire exactement quand on oppose ce mot à celui de bêtise. Ou plutôt quand on les dissocie, pour dire que celui de qui l’on parle est l’un mais pas l’autre. C’est en effet aller contre l’évidence des dictionnaires qui, pour tenter de définir ce mot, en donnent des équivalents supposés, comme « sot », « imbécile », « stupide », « inepte ». Aucun de ces équivalents ne fonctionne puisque justement l’usage de la langue est de marquer la différence entre l’un quelconque de ces mots et celui qui, tout fier de ses trois lettres, se dresse sur ses ergots comme un coq. Comme si c’était ergoter ou chinoiser que dire qu’en français c’est tout autre chose. Quoi au juste ? Parfois une douce folie sans gravité et plutôt touchante. Parfois, une fausseté d’esprit, comme j’ai entendu dire d’un homme politique reconnu d’un même mouvement comme excessivement brillant. C’était peut-être le « excessivement » qui, en la circonstance, chagrinait ses amis politiques et leur faisait proférer cet éloge ambigu.
Il est frappant que le mot ne soit pas forcément dépréciatif. On peut en être un sale, un gros, un méchant, mais tout aussi bien, sur un mode affectueux, un gentil, un brave, un petit. Ce dernier adjectif étant pris dans l’acception sentimentale qui est celle du diminutif, comme quand on salue un ami d’un aimable « mon vieux ». Aucun de ces adjectifs ne s’apparie convenablement avec un mot comme « bête », « sot » ou « stupide », parce que ces mots-là ont quelque chose d’objectif. S’il est bête, il ne comprend rien. Or notre mot ne signifie nullement une incapacité de comprendre, même si ce peut être une faculté de toujours tomber à côté. Un peu comme un piano jouant des fausses notes – lesquelles sont néanmoins des notes. Cette fausseté n’est pas celle d’un mensonge ni même celle d’une erreur, c’est la légère différence d’avec ce qu’on attendait. Celui, comme M. Teste, de qui la bêtise n’est pas le fort n’est-il pas justement, et par le fait même, un peu comme nous disons ? En tout cas, il est assurément à côté, et c’est peut-être cela, notre définition tant convoitée.
Je conclus avec une pensée pour le malheureux Bobby qui ne peut se faire entendre de sa mère lorsqu’il lui dit vouloir jouer de l’hélicon : elle l’envoie faire joujou avec le petit Élie qui n’est pas très intelligent !