L’école est le premier théâtre de la bêtise, sa scène primitive. De l’entrée en classe de Charles Bovary au Petit chose et au Petit Nicolas, l’école distribue ses bonnets d’âne aux cancres et ses prix, tout aussi bêtes, aux premiers de la classe. Ne parle-t-on pas de bêtes à concours ?
Ce jour-là, la mère de Grégoire l’avait accompagné à l’école. Dans un fracas de macadam, il traînait derrière lui son cartable à roulettes, sa main gauche, un peu moite, refermée dans celle de Louise. Ils remontaient en silence la rue menant à l’école primaire-collège-lycée. La tête de Grégoire grouillait de tables de mathématique emmêlées de bribes de rêves. Il avait un devoir sur table ce matin et il était anxieux. Il avait beaucoup travaillé pour préparer l’examen mais ça ne suffisait pas toujours, il lui arrivait, inexplicablement, de perdre ses moyens au dernier moment. Tu es le meilleur, avait dit Louise pour l’encourager.
Grégoire avait grandi cette année. Comme d’habitude, il sentait à son côté le pas ferme et souple de sa mère, mais le rapport de leurs deux corps avait changé. Les longues enjambées qu’il avait longtemps eu du mal à suivre s’accordaient aux siennes maintenant. D’ici un an ou deux, il la rattraperait.
Ils avaient passé la rue de l’Église, passé la rue commerçante où toutes les boutiques étaient encore fermées à cette heure-ci, sauf la boulangerie, passé la silhouette grise du centre de rééducation pour handicapés que Grégoire croisait chaque matin, et ils approchaient. Sur la place devant l’école, à l’angle du jardin public où les enfants et les adolescents se retrouvaient en groupes disparates à la fin des cours, ils ont croisé un garçon de la classe de Grégoire. « Salut Max ! », a dit Grégoire, lâchant inconsciemment la main de sa mère avant de la saluer d’un sourire et de rejoindre son camarade pour gagner avec d’autres élèves le massif édifice de briques rouges.
Parcourant les préaux et les coursives, les escaliers, les couloirs, le groupe se dirigeait vers la salle de classe en se bousculant. Grégoire était un nouveau de l’année – ils étaient arrivés l’été précédent avec Louise – mais il s’était vite intégré ; à l’école, tout le monde l’appelait Greg. Personne ne savait qu’il trouvait ce nom ridicule, il avait préféré ne rien dire. Le bâtiment des primaires se trouvait tout à fait à l’autre extrémité des blocs minéraux de l’école, il fallait traverser la cour des lycéens puis celle des collégiens pour y parvenir, avec leurs paniers de basket provisoirement abandonnés et les marques peintes au sol qui s’effaçaient. Par l’apparence amicale et universellement souriante qu’offrait Grégoire, il avait réussi à se faire accepter. Tous appréciaient son égalité d’humeur. Il était aussi gentil avec les timides qu’avec les affranchis et les plus délurés ; on pouvait lui demander la liste des devoirs en cas d’absence, lui emprunter des feuilles si on était à court ou même jeter un œil sur sa copie quand par hasard on séchait, il fermait les yeux et ne faisait pas d’histoires.
Les semelles crissaient sur le lino orange flambant neuf qui venait d’être installé et les enfants s’interpellaient en chahutant. À part les plus fortes têtes qui vraiment s’en lavaient les mains, ils étaient nerveux, le devoir du jour était l’examen trimestriel qui comptait pour le passage en sixième et Suzanne Petitjean, l’institutrice, réservait parfois des surprises avec des intitulés dignes du secondaire. En entrant dans la classe, silencieux soudain, ils se sont coulés à leurs places, rapides comme les soldats à l’entraînement. Dressés, sauf quelques-uns, ils ont sorti leurs copies doubles, leurs trousses, tout leur matériel d’écolier, n’attendant plus que l’énoncé et le signal du départ.
La tête dans ses mains, Grégoire réfléchissait. Tout se passait bien, tout s’enchaînait. Les fractions qu’il redoutait tant se succédaient, s’emboîtant les unes dans les autres. Il s’était longuement exercé à la maison avec Louise ces dernières semaines. Le soir, sous la lampe, elle avait débrouillé pour lui les nœuds les plus complexes qui se formaient dans sa tête en mathématiques, même si ses façons passionnées et théâtrales, qui donnaient les dimensions d’une gigantesque fresque à ses explications, écrasaient aussi Grégoire parfois. En tout cas, ce matin, seul face à lui-même devant ses lignes de calcul, Grégoire était content. Concentré, il jetait un dernier regard circulaire sur son devoir. Il ne restait que quelques minutes avant la sonnerie, tout était cohérent et clair, d’un ordre rassurant se disait-il. Il était serein.
…
Suzanne Petitjean distribuait les copies. Elle avait pour habitude de proclamer les notes à voix haute en commençant par les meilleures pour poursuivre par ordre décroissant, tonitruante, jusqu’au dernier de la classe. Les élèves étaient suspendus à ses lèvres. Tandis que les premiers se réjouissaient déjà de leurs prouesses – certains avec ostentation, d’autres rouges d’émotion perdus dans une jubilation secrète –, le reste de la classe attendait son tour et, par un mouvement de vases communiquant, à mesure que les résultats baissaient, l’anxiété, elle, augmentait chez ceux qui n’avaient encore rien reçu. Suzanne Petitjean prenait un plaisir sans mélange à ces séances où elle faisait monter la tension, attisant avec délice les divisions entre les enfants. Ses cheveux gras tirés en arrière, cintrée dans sa blouse, elle circulait entre les pupitres pour distribuer les devoirs, gratifiant chacun d’un commentaire.
Comme il se doit, Suzanne Petitjean avait ses favoris. Elle avait bien sûr une inclination particulière pour Jean, l’enfant modèle à lunettes, un peu caricatural dans son genre, qui était bon en tout même en gymnastique et que les adultes adoraient parce qu’il leur offrait exactement ce qu’ils attendaient de lui, mais elle avait aussi une indulgence inexplicable pour une fille prénommée Margaux dont les parents travaillaient à la télé, ce qui secrètement la fascinait. Tous les deux s’en tiraient bien en général, Suzanne Petitjean faisant preuve avec Margaux d’un manque d’objectivité totalement décomplexé. À part une ou deux têtes de Turc, qui d’ailleurs pouvaient changer, le reste de la classe était noyé dans une indifférence hostile. L’institutrice poursuivait sa distribution ; ses remarques se faisant de plus en plus acerbes, les épaules des enfants s’affaissaient et une vague de découragement gagnait ceux qui restaient les mains vides.
Grégoire assis à sa table près de la fenêtre avait attendu avec un mélange d’appréhension et de confiance l’annonce des résultats. Il était sûr de lui, sûr de la bonne note qu’il obtiendrait, mais le cérémonial instauré par Mlle Petitjean le rendait nerveux à chaque fois et, comme c’était son habitude dans ces cas-là, il passait fébrilement la pulpe de son pouce sur ses lèvres et ses tempes battaient. Le 19,5 sur 20 de Jean Larieux, il s’y attendait, Jean était toujours premier ; quoi qu’il en soit, s’était-il dit au début, son tour ne tarderait pas à venir, il n’y avait aucun doute. L’institutrice lui enlèverait peut-être quelques points pour la présentation, rien de plus. Mais Margaux, elle aussi, avait eu sa copie et Grégoire avait assisté à la baisse progressive des notes, puis il avait subi comme une gifle le pallier brutal de la moyenne dont le franchissement, à ses yeux comme aux yeux de Louise, faisait chuter les victimes dans les abîmes de la nullité.
Peu à peu, l’incompréhension l’avait gagné. Que se passait-il ? Comment se faisait-il que Suzanne Petitjean, avec sa blouse de Tergal imprégnée de poussière de craie et de sueur aigre, ne soit pas encore venue se presser contre son pupitre, que son odeur de chair triste ne soit pas encore venue le prendre à la gorge ? Pourquoi n’était-il pas déjà en train de se réjouir des annotations flatteuses portées sur le rectangle doux et lisse, blanc quadrillé, de sa feuille ? Même le petit Arthur qu’il aimait bien et qui était vraiment nul en math était déjà plongé dans les observations au bic rouge de Mlle Petitjean. Grégoire revoyait les fractions complexes qu’il avait posées de son écriture encore enfantine. Ce devait être une erreur, cette histoire… sûrement une erreur de classement. Par mégarde, Mlle Petitjean avait rangé sa copie en bas de la pile. Mais l’ordre allait être rétabli, la vérité éclater au grand jour. Grégoire était inquiet, bien sûr, il sentait sa gorge se serrer et une humidité désagréable percer au creux de ses paumes, mais en même temps il ne pouvait croire à autre chose qu’à une très regrettable méprise.
Enfin, son tour est arrivé. Mlle Petitjean n’avait plus qu’une feuille en main. « Alors, M. Palindo, que vous est-il arrivé ? 02/20 ! Mais comment avez-vous fait ? Vous ne nous avez pas habitués à des résultats pareils ! 02/20 !!! Et encore, c’est cher payé. Tout juste la valeur de l’encre et du papier. C’est parfaitement nul. Vous n’avez rien compris » (en matière de propos humiliants, Suzanne Petitjean ne faisait jamais preuve d’une grande inventivité).
Alors, c’était donc ça ! Il était dernier, bon dernier. Les oreilles de Grégoire bourdonnaient. En fait, il avait du mal à saisir les paroles de l’institutrice. La classe, les rangées de pupitres, ses camarades sagement assis, les porte-manteaux alignés sous les fenêtres avec les écharpes, les bonnets, les vêtements accrochés aux patères, les cartes géographiques aux murs, les vitres sales donnant sur les platanes de la cour, tout ce relent vaguement carcéral de l’école lui montait à la gorge. En même temps, il se sentait ailleurs tout d’un coup, comme si tout cela n’avait jamais existé et qu’il n’était ici qu’un simple figurant, de passage. Comme si toute sa vie, finalement, était ailleurs.
Mais Suzanne Petitjean n’en avait pas fini. À la cantonade, elle s’est exclamée : « Grégoire nous donne l’illustration magistrale de ce qu’est la bêtise en mathématique. C’est exemplaire ! » Puis, elle a ajouté : « Venez, M. Palindo, nous expliquer comment vous vous y êtes pris. Venez… venez, là, au tableau. Cela servira d’enseignement aux autres élèves. » Grégoire, encore abasourdi par son échec, n’en croit pas ses oreilles. Il met un peu de temps à prendre la mesure de ce que lui demande cette personne malodorante et désagréable, ivre de son pouvoir. Il a l’impression qu’elle s’adresse à un autre. Et puis, il pense à sa mère, il pense aux injonctions de Louise quand elle vient l’embrasser le soir et qu’elle lui glisse à l’oreille : « Intègre-toi, intègre-toi ! », comme une caresse et une litanie. Quand elle a l’air de le sommer de s’adapter à tout prix. Alors, il se lève un peu tremblant et, lentement, se dirige vers le tableau. Pourquoi Mlle Petitjean a-t-elle justement choisi l’injure qu’il redoute le plus parmi toutes les autres ? Crétin, imbécile, plus bête qu’un cochon. Valeur nulle ! voilà ce qu’il est, réduit à néant. Comment sait-elle que c’est justement cela qui l’angoisse et le tourmente quand il se tourne et se retourne dans son lit avant de s’endormir, quand il se demande de manière lancinante qui il est ?
Grégoire se dirige vers l’estrade où Mlle Petitjean est perchée. Elle lui tend une craie. Elle a déjà posé au tableau l’équation qui l’a fait trébucher et a tout fait rater ; elle attend qu’il se saisisse du long cylindre blanc et s’exécute, docile, sous l’empire de sa prunelle implacable. Il l’a rejointe et se tourne vers la classe avant de se lancer. Dans les trente paires d’yeux qui convergent vers lui, il lit un dégoûtant mélange de moquerie et de satisfaction. La bêtise. L’infamie. C’est cela maintenant qui est inscrit sur son front et que reflètent les regards. Pris dans l’étau de ces trajectoires croisées, Grégoire, interdit, sent la rage monter en lui. L’institutrice, ces garçons et ces filles qui se sont dits ses camarades pendant des mois, il les honnit soudain. Arrachant la craie de la main de Mlle Petitjean, Grégoire la jette à terre et l’écrase d’un coup de talon, puis, après lui avoir craché à la figure un « Merde ! » sonore, il se dirige sans un bruit vers la porte.