Jour de match à Oran

Camus décrit Oran comme « une cité qui présente le dos à la mer, qui s’est construite en tournant sur elle-même, à la façon d’un escargot ». Dès lors, il n’est pas surprenant de s’y prendre à plusieurs reprises pour la raconter. Natif de « la Radieuse », Abdelkader Djemaï en sait quelque chose. Nombreux sont les récits de l’écrivain algérien qui articulent la géographie et l’histoire, revisitant la ville à travers le prisme tendre et fragmenté du souvenir.


Abdelkader Djemaï, Le jour où Pelé. Le Castor Astral, 160 p., 9,90 €


Dans Camus à Oran (1995), par exemple, la topographie de la ville oriente la relecture de l’auteur de La Peste. Quelques années plus tard, dans Une ville en temps de guerre (2013), Oran est cet autre corps meurtri par la guerre d’Algérie. D’un livre à l’autre, l’ancien journaliste de La République d’Oran travaille le matériau de la géographie. Du Tanger de Matisse (Zorah sur la terrasse, 2010) au Paris des immigrés nord-africains (Gare du Nord, 2003), des paysages de l’Algérie traversés par l’émir Abd el-Kader (La dernière nuit de l’Émir, 2012) aux lieux éclatés d’une quête paternelle (Le nez sur la vitre, 2004), l’œuvre de Djemaï ne cesse de sillonner les lieux partagés d’une mémoire individuelle et collective. Dans son dernier récit, Le jour où Pelé, l’auteur fait du match de football historique qui opposa l’Algérie et le Brésil le 17 juin 1965 à Oran le prétexte d’une nouvelle évocation de sa ville natale. Ici, la mémoire de l’auteur chausse les crampons pour ressusciter l’univers d’une adolescence perdue.

Écrit entre Oran et Aubervilliers, le récit porte la trace d’une distance où se lit la nostalgie d’un espace-temps révolu. Comme souvent dans ses œuvres, Djemaï reconstruit avec application un univers fascinant d’images, de sons et de couleurs. La voix d’un transistor arraché à l’oubli, le portrait d’un porteur d’eau en habit traditionnel, l’odeur du kif flottant dans un café populaire : tout devient matière à une série d’évocations enchantées, partagées par le regard tendre et enthousiaste de Nourredine, adolescent de dix-sept ans déambulant dans les rues oranaises. Les descriptions de l’auteur relèvent d’un travail de recomposition scénographique qui résiste au temps, à l’image du Café Nejma « où rien n’avait changé depuis des lustres. C’était le même décor, le même mobilier, et les beignets étaient encore pêchés dans l’huile bouillante avec un fil de fer au bout retourné ». Cette restitution sensorielle se double d’un travail sur la mémoire, notamment à travers la description du haouch, espace emblématique de vie collective, certes modeste mais riche en saveurs et en souvenirs. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le récit de Djemaï est dédié aux femmes du haouch : ingénieuses et travailleuses, elles façonnent l’âme des lieux et répondent à la réclusion par la créativité. Exclues des débats footballistiques et politiques, elles tissent une mémoire parallèle, faite de récits et de créations.

Abdelkader Djemaï, Le jour où Pelé

Abdelkader Djemaï © Claude Triong-Ngoc (2014)

Au stade municipal, le jeune Noureddine n’a d’yeux que pour la légende Pelé. Comme le suggère le titre, la star brésilienne est plus qu’un joueur de football : il est le trait d’union entre l’ici et l’ailleurs, le social et l’historique, le réel et le magique, bref le miroir d’une subjectivité à la fois indissociable de son milieu et porteuse d’une panoplie inépuisable de rêves et d’ambitions. Au détour des pages, Pelé endosse « une allure de martyr ou de grand blessé » : le football est envahi par les blessures et les motifs de l’histoire algérienne. En ces années de la post-indépendance, la plume de Djemaï vient rappeler que l’odeur de la guerre « flottait encore dans la vie de tous les jours », sentant « la peinture rouge-sang comme les yeux des sardines fraîches ». Par-delà la figure centrale de Pelé, le match amical entre l’Algérie et le Brésil est l’occasion d’une réflexion sur l’avenir de toute une nation. Alors que la capitale accueille l’équipe de tournage de La bataille d’Alger, Oran cherche une voie pour oublier cette mort « qui, il n’y a pas si longtemps, rôdait dans la ville, telle une chienne affamée ». La galerie des portraits esquissés tout au long du récit ouvre autant de fenêtres sur la réalité politique et socioculturelle de l’Algérie nouvelle : séquelles des exactions violentes, mémoires en dialogue des résistants, bribes d’histoires ou traces matérielles des partants, tentatives de reconstruction en interne et relations contradictoires avec les pays voisins. Après le temps de l’effervescence vient celui de la réappropriation : un lycée rebaptisé, un centre-ville redécouvert, une cité libérée de ses postes de contrôle et de ses barbelés.

En s’appuyant sur la métaphore footballistique, le récit de Djemaï retranscrit un tournant dans l’histoire postcoloniale de l’Algérie. La nouvelle vie expérimentée par Nourredine ressemble à « un ballon qu’il [faut], coûte que coûte, pousser vers deux bouts de parpaings ». Derrière le match amical, il y a une deuxième confrontation qui se joue entre l’espoir et la désillusion, entre le rêve de toute une génération et le poids persistant de l’histoire. Si les meetings du président Ben Bella se distinguent par « une sorte d’innocence, d’enthousiasme tranquille », le risque d’un basculement n’est jamais loin. Les vingt et un chapitres du récit maintiennent une tension permanente, comme le refrain d’une musique qui annonce tous les dangers à venir. Cette « énergie physique » qui envahit les travées du stade municipal d’Oran puise sa force dans la singularité symbolique de l’événement sportif : « La nation de foot bénie des dieux allait affronter la nation qui venait d’entrer dans le concert des pays libres ». Le terrain de foot devient « un écran magique » sur lequel les yeux fascinés de Nourredine tentent de lire le destin de l’Algérie indépendante. Alors que son père, ancien travailleur aux « mains calleuses », reste cloîtré à la maison et suit le match à la radio, un parfum de transition inévitable s’installe lentement dans le récit. À bien des égards, Nourredine incarne cette nouvelle Algérie qui doit assurer le lien entre la génération des anciens et toutes celles à venir : « Il voulait tout vivre, tout voir pour pouvoir en rendre compte à son père ».

Abdelkader Djemaï, Le jour où Pelé

Nul besoin d’avoir suivi la Coupe du monde pour se rendre compte que le football et la politique font souvent bon ménage. Le jour où Pelé est aussi un livre sur les relations inextricables entre ces deux domaines de pouvoir et de performance. En avril 1958, la formation du « Onze de l’Indépendance » algérien en est la parfaite illustration. Neuf ans plus tard, la présence de Ben Bella dans les tribunes du stade d’Oran est plus qu’anecdotique. À l’issue du match, les insultes adressées au premier président de l’Algérie indépendante sont le signe d’une colère diffuse, d’« une stupeur inquiète » qui jette son ombre sur l’avenir du pays. Deux jours plus tard, le coup d’État qui introduit « le visage sévère et ascétique » du colonel Boumediène marque un autre tournant, saisi là encore par une métaphore footballistique : Nourredine le compare « à un tacle par derrière, à un but marqué hors-jeu ou avec la main » dans un match autrement plus décisif. Plus que jamais, la politique est une image inversée et troublante de l’activité sportive, une sorte de « compétition souterraine » aux règles obscures et souvent insaisissables. Loin de l’effervescence d’un match amical joué – et perdu – contre la Seleçào, Nourredine découvre une ville plongeant « dans une sorte d’atonie, de flottement, de doute, d’indifférence aussi à ce qui venait de se produire, comme si les gens étaient habitués à s’attendre au pire ». En déambulant dans la ville, Nourredine cherche à donner sens à l’inattendu de l’histoire algérienne. En revisitant l’histoire du pays natal à travers un match de football, Djemaï tente d’ouvrir de nouvelles brèches dans un récit national appelé inévitablement à être repensé et réécrit. Le défi est de taille car, comme son héros, l’auteur est « ce pêcheur sans canne, sans épuisette, condamné à attraper avec ses mains nues les poissons de l’oued ». Il y a là une ultime métaphore de l’écrivain confronté au reflux de l’histoire et qui n’a d’autre choix que de recomposer ces moments de transition où se mêlent le fragile et l’incertain. Comme le suggère le récit de Djemaï, le football a cette étrange capacité d’éclairer l’histoire politique et de susciter le désir de revisiter l’espace-temps collectif pour en transmettre simultanément la magie et la nostalgie.

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