La commémoration décennale de Mai 68 est moins passionnée qu’à l’habitude. Si les maisons d’édition se sont emballées, avec plus de 150 ouvrages en quelques mois, il semble que peu de titres se soient bien vendus. Les manifestations – expositions, colloques, séminaires, spectacles… –, souvent de grande qualité et originales, n’ont guère attiré les jeunes générations. Les controverses ont certes occupé les médias, mais sans réelles nouveautés ni éclats particuliers, on a surtout rejoué les rôles créés il y a dix ou vingt ans, et réédité en poche les ouvrages de référence. Finalement, on a eu beau reconstituer des AG au Centre Pompidou ou à l’Odéon, ce qui a fait florès, c’est un audio-guide sophistiqué de France Culture sur le Quartier latin comme si vous y étiez. On passe de la mémoire au tourisme, histoire de signifier qu’un certain recul s’est installé à propos d’événements déjà anciens. Daniel Cohn-Bendit a eu le mot juste, en comparant les soixante-huitards à des « nouveaux poilus », la jeunesse d’aujourd’hui nous voyant comme hier nous regardions les anciens combattants de la Grande Guerre.
Christelle Dormoy-Rajramaman, Boris Gobille, Erik Neveu (coord.), Mai 68 par celles et ceux qui l’ont vécu. Éditions de l’Atelier/Mediapart, 480 p., 29 €
Olivier Fillieule, Sophie Béroud, Camille Masclet et Isabelle Sommier (dir.), avec le collectif Sombrero, Changer le monde, changer sa vie. Enquête sur les militantes et les militants des années 1968 en France. Actes Sud, 1 118 p., 28 €
Ludivine Bantigny, 1968. De grands soirs en petits matins. Seuil, 460 p., 25 €
Autre signe positif de cet éloignement, la prise en main de ce passé par une nouvelle génération de chercheurs, des historiens, sociologues ou ethnologues, tous nés après les événements, et soucieux d’en restituer l’histoire au-delà des légendes ou des idéologies. Ce sont des collectes de témoignages de participants ordinaires, des recherches en archives locales et privées, des études ciblées sur des villes ou des groupes particuliers, une attention aux imaginaires des contestations, autant d’ouvrages parus ces derniers mois qui ouvrent des perspectives. Sans oublier quelques grands témoins. En voici, en deux étapes, un échantillon forcément limité.
D’abord, l’édition en mars d’un recueil de témoignages des « participants ordinaires de Mai ». Ce qu’ils ont vécu, ce qu’il en reste. Ils ont été collectés à la suite d’un appel sur divers sites dont Mediapart. Parmi les initiateurs, on trouve l’historien Boris Gobille, auteur d’une étude remarquable du Mai 68 des écrivains dont il a déjà été question dans ces colonnes. 120 témoignages bruts (dont celui de votre serviteur), choisis parmi les 300 reçus, ont été publiés avec l’idée d’entendre « d’autres paroles, d’autres intelligences de Mai », de « comprendre l’histoire par l’ordinaire », et de donner de ces événements une vision nationale (on commence en Guadeloupe !), non exclusivement étudiante et masculine, comme c’est souvent le cas. Ce livre d’histoire participative inaugure une tendance sociologique présente dans la plupart des travaux actuels. Les témoins avaient pour la plupart autour de vingt ans en 1968, âge qu’à l’époque nous ne considérions pas comme le plus beau de la vie. Les grèves sont racontées comme des moments exceptionnels de débats, de rencontres, de solidarité, et sans naïveté. Les dissensions, trahisons ou conflits, notamment à la reprise du travail, ne sont pas esquivées. Les tensions avec les bureaucraties syndicales ou politiques, non plus. Les enjeux sont résumés en quelques mots par Jacky, ouvrier chez Renault-Cléon : « La politique, le syndicat, la révolution, l’amour, le travail, le bonheur, la cogestion, l’autogestion… » Quand Gisèle, une employée aux chèques postaux, constate : « C’est le moment de passer du rêve à la réalité », Monique, ouvrière métallurgiste à Montbéliard, se souvient : « C’est impressionnant d’entendre petit à petit les machines s’arrêter, l’une après l’autre jusqu’au silence… »
C’est l’occasion de « rencontres improbables » avec « les cadres qui ont rejoint les ‘’exécutants’’ », rapporte Raymond, un cheminot, ou avec les étudiants : « On cherchait un vocabulaire commun », dit Catherine, étudiante aux Beaux-Arts, ou Marie, élève-institutrice dans le Nord, qui raconte comment son père est entré pour la première fois dans une université. « On refuse les barrières liées au statut et à la classe », constatent les auteurs pour remarquer, dans le style de l’époque : « Le désir se déploie d’une vie plus intense, plus belle, où chacun aurait non seulement sa juste part de pain mais aussi de roses ». 1968 a été « un moment inouï de redéfinition des possibles et du pensable, d’une ouverture des ‘’portes de l’utopie’’. […] Les récits, poursuivent les auteurs, montrent combien c’est la mise en mouvement de groupes et de collectifs qui initie les petits séismes des changements et audaces personnelles. » Ce qu’ils nomment les « révolutions intérieures », et que Françoise, étudiante à Censier, résume par la formule : « Oser être soi-même ». Ces témoignages, un peu nostalgiques, donnent chaud au cœur ; ils ouvrent une approche par le bas de ce « moment 68 » qui a tant marqué ceux qui y ont participé (les autres aussi, d’ailleurs, mais plutôt dans le registre de la peur). Pour les coordinateurs de l’ouvrage, « beaucoup de celles et de ceux qui parlent dans ce livre apportent un gage de durée que nous sommes heureux de relayer : la flamme de Mai n’est pas près de s’éteindre ». Du moins dans les souvenirs…
Plus scientifique, l’enquête conduite pendant plusieurs années par un collectif d’universitaires sous le nom de code « Sombrero » cherche à comprendre les militant.e.s. de Mai (les auteur.e.s insistent pour utiliser l’écriture inclusive) ; et s’engage dans des analyses critiques des comportements. Le collectif a travaillé sur cinq villes (Lille, Lyon, Marseille, Nantes et Rennes) et collecté trois types de matériaux : une documentation générale sur les contextes locaux, 366 récits autobiographiques et 285 « calendriers de vie » (questionnaire réunissant un ensemble de données objectives sur la vie de l’interviewé.e), ce qui permet de mesurer « l’impact biographique » du militantisme. Munis d’un outillage sociologique sophistiqué (et longuement présenté dans le livre, avec moult références), Sombrero produit moins un récit des événements ou des destinées individuelles qu’une sorte « d’ethnographie historique » de groupes de militant.e.s. Ils sont classés en trois « familles de mouvements » – les syndicalistes, les gauches alternatives, les féministes – et 29 chapitres plus ou moins thématiques (« Se politiser au travail », « La vie professionnelle après le syndicalisme », « La genèse des humeurs contestataires », « Les espaces politiques locaux », etc.). Le tout déballé sur un millier de pages denses. Malgré un effort éditorial louable (titrage, portraits en encadrés, rédaction fluide), il est difficile de ne pas caler plusieurs fois à la lecture de ce pudding scientifique. On en vient à regretter les belles formules expéditives de 68 ! Mais ça vaut le coup.
La focalisation sur les parcours militants, sur leurs liens avec un groupe et le devenir de chacun.e., est fort instructive, loin des banalités habituelles. Elle met en lumière des mouvements profonds, à long terme, au sein de la société française, ce qu’Olivier Fillieule appelle, en introduction, « 68 et ses vies ultérieures » : « Ce sont des parcours de vie bien éloignés de la vulgate », « des vies affectives et familiales moins négativement affectées qu’on a pu l’écrire ici ou là, des carrières professionnelles plutôt ralenties voire stoppées par le militantisme, alors que seule une fraction des enquêtés trouve dans l’engagement le moyen d’une mobilité sociale ascendante ; le maintien enfin tant des convictions et des valeurs politiques acquises dans les années 68, que de diverses formes de participation politique au long des cinquante dernières années ».
À noter que près de la moitié de l’ouvrage est consacré au féminisme, mouvement « mosaïque » qui politise des questions dites « privées » et « souligne les rapports de pouvoirs qui se jouent dans la sphère intime ». Outre un chapitre 27 très réussi, qui aborde de ce point de vue les sexualités, les conjugalités et les maternités vécues, on trouve des approches sociales, du travail ou de l’espace local. Suit un saisissant chapitre 28 intitulé « Quand l’amitié donne des ‘’elles’’ ». Les militantes interrogées notent que « l’amitié fonctionne comme un facilitateur de l’engagement », que, si ses formes changent, elle dure malgré les aléas. Le chapitre se termine sur cette généralisation sans doute discutable : « C’est à la spécificité du féminisme par rapport à d’autres engagements que notre démonstration aboutit : il est un mouvement fortement catalysé, alimenté et maintenu par l’amitié. » La photo de couverture montrant une jeune femme, un pavé à la main, tirant la langue aux CRS, résume parfaitement et l’entreprise et la réussite de ce gros livre.
D’autres auteurs ont tenté, à partir d’une recherche historique plus classique, d’embrasser l’ensemble des événements, tant du côté des grévistes que du pouvoir, sur une période plus longue (les années 1968), et en sortant de la stricte histoire politique, ou du journalisme. Le travail le plus convaincant paru cette année est incontestablement celui de Ludivine Bantigny, 1968. De grands soirs en petits matins. L’auteure adopte une chronologie classique en insistant sur les mobilisations ouvrières et paysannes avant mai (les premiers pavés lancés contre des CRS, c’était à Caen en janvier 1968), et sur le contexte international (mobilisations contre la guerre au Vietnam, contestations à Prague et Varsovie). Son analyse des principales séquences des sept semaines du joli mois de mai croise une approche sociologique et une interrogation méticuleuse d’archives nationales et locales, privées et publiques, rarement consultées jusqu’à présent. Elle garde aussi, dans la mesure du possible, un point de vue national. Ce qui donne des notations intéressantes sur les grèves, la participation des ouvriers et des paysans (encore nombreux à l’époque), sur le rôle des femmes également. On retrouve l’ambiance décrite dans les témoignages, et une relativisation de certaines affirmations traditionnelles. Ainsi des contacts entre ouvriers et étudiants. Si la CGT a tout fait pour les éviter (notamment à Renault-Billancourt), car elle craignait la contagion « gauchiste » (c’est à ce moment que le qualitatif d’origine léniniste a été répandu dans les médias par le PCF), les liens ont été nombreux dans les deux sens. Les archives des Renseignements généraux l’attestent.
L’état d’esprit des forces de l’ordre est l’objet d’un remarquable chapitre 5, où l’on voit les inquiétudes, les lâchages, la haine. La mort d’un commissaire à Lyon, le 24 mai, a marqué un tournant. Bantigny nuance le jugement habituel sur le comportement du préfet Maurice Grimaud, chef de la police parisienne. Si son style tranchait avec celui de son prédécesseur, Maurice Papon, elle se refuse, au vu des consignes qu’il donnait à ses hommes (conservées dans les archives), d’affirmer qu’il a toujours empêché le débordement des violences policières. Sur les dissensions au sommet de l’État, entre de Gaulle et Pompidou notamment, elle n’apporte rien de nouveau.
Les troisième et quatrième parties du livre, qui traitent de « l’expérience sensible du politique » et « des projets et futurs imaginés », sont les plus riches et les plus originales. Elles donnent chair à des événements souvent réduits à une succession de rapports de force et de déclarations politiques. Elles donnent à comprendre la longue portée de ces événements dans la mémoire de ceux qui les ont vécus. Bantigny prend au sérieux la notion « d’intelligence émotionnelle » et consacre un chapitre à… la joie ! Heureux événement, la joie peut être une forme de la colère, et provoquer la peur chez ceux d’en face. Elle suit à la lettre la fameuse formule de Michel de Certeau : « On a pris la parole comme on a pris la Bastille en 1789 », et décortique les temps de parole, explique les « éclats de voix ». Elle amuse son lecteur avec les « merles moqueurs et le rire de Mai ». Ce sont aussi des poèmes. « Malgré la réaction, les reflux, ces poèmes disent l’irréversible », conclut-elle.
Bien d’autres facettes du mouvement et de ses adversaires sont scrutées dans cet ouvrage intelligent, malheureusement pas toujours facile à lire. En plus, l’auteure nous laisse parfois sur notre faim. Les rapports masculin-féminin ou les imaginaires politiques, par exemple, sont traités avec moins de minutie, reprenant seulement des idées connues sans les approfondir. C’est dommage. Mais l’ampleur des sujets abordés, la multiplicité des sources et la clarté de la plupart des analyses devraient en faire un livre de référence sur cette étrange révolution.