Devant la bêtise (sa propre bêtise, pas celle des autres bien sûr), Roland Barthes est fasciné. EaN vous propose une anthologie qui relève à la fois du plaisir bête de la collection, du jeu oulipien de la juxtaposition plagiaire et de la distance prise à l’égard de la posture explicative.
La bêtise ne nous menace pas, elle nous enveloppe. Dès que l’on commence à parler, on est naturellement en elle puisque la bêtise, pour Barthes, consiste précisément à être « naturellement » dans le langage. Il n’est donc pas besoin d’en avoir peur, mais elle ne peut être un antidote à la peur, dont elle constitue une solution impossible. Elle offre un certain confort – celui d’évoluer comme un poisson dans l’eau dans le langage –, mais assorti souvent de vulgarité. Bien sûr, au commencement, en révélant une différence, elle présente un certain pouvoir de fascination ; mais très vite, sa vocation de Sirène s’éteint et ne reste qu’une forme de confort bourgeois ou, en d’autres termes, une place de père douillettement occupée : « une voix [qui] vient plutôt à la place du Père qui m’a manqué ; c’est comme si je découvrais avec effroi, en le retrouvant, un Père vulgaire [1]… ». L’euphorie de la bonne place, où le négatif glisse comme sur une vitre, est le don de la bêtise qu’il devient impossible de contredire. Comme le dit Barthes dans la discussion qui suit l’intervention de Françoise Gaillard à Cerisy précisément intitulée « Qui a peur de la bêtise ? », « la seule preuve que nous puissions nous donner que nous ne sommes pas bêtes, c’est d’avoir peur de la bêtise. C’est la seule preuve qui soit à notre disposition, et encore elle n’est pas suffisante [2] ». Ainsi, la bêtise serait l’antidote à ma peur, mais comme j’ai peur de la bêtise, il m’est impossible de soigner le mal par le mal. Il faut aller chercher ailleurs le remède, dans des formes élevées de dépassement de l’intelligence (dont la bêtise serait la forme basse). Pourtant, devant la bêtise – sa propre bêtise, pas celle des autres bien sûr –, Barthes est fasciné.
L’anthologie qui suit ressortit à la fois au plaisir bête de la collection, au jeu oulipien de la juxtaposition plagiaire et à la distance prise à l’égard de la posture explicative. Elle doit pour son contenu à l’édition par Éric Marty aux éditions du Seuil de l’œuvre complète de Roland Barthes et à l’ouvrage de Claude Coste, Bêtise de Barthes, publié dans la collection « Hourvari » des éditions Klinksieck en 2011. Il y a un ordre et bien sûr un intrus. Et pour ne pas priver les lectrices et les lecteurs de toute donnée factuelle, je dirai simplement qu’à mesure que Barthes consent à être un écrivain – et non un critique, un sociologue, un sémiologue… –, la bêtise prend plus de place, et une place plus heureuse, et consentie, dans son œuvre.
T. S.
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Je suis fasciné par des formes agressives de code, comme la bêtise.
J’ai en effet une grande fascination à l’égard de la bêtise. Et en même temps, une grande nausée, bien sûr. Il est très difficile de parler de la bêtise, puisque le discours de la bêtise est un discours dont on ne peut pas s’exclure simplement. Je ne dis pas du tout qu’on ne peut pas s’en exclure, ce serait de la mauvaise foi, mais on ne peut pas s’en exclure simplement.
C’est beau, c’est suffocant, c’est étrange ; et de la bêtise, je n’aurais le droit de dire, en somme, que ceci : qu’elle me fascine. La fascination, ce serait le sentiment juste que doit m’inspirer la bêtise (si on en vient à prononcer le nom) : elle m’étreint (elle est intraitable, rien n’a barre sur elle, elle vous prend dans le jeu de la main chaude).
Comme la suprême beauté, la bêtise est indicible (indescriptible). Mais elle peut être figurée. C’est ce que fait assez souvent Steinberg. Voyez cet homme à lunettes, aux cheveux rares et bien tirés, au nez droit qui mange le front ; il regarde avec supériorité et sans y rien comprendre un tableau abstrait. Son profil obtus dit la bêtise ? Oui, sans doute ; mais ce qu’il y a de plus bête en lui (de plus délicieusement bête), c’est son petit veston, ce sont ses petites mains : trouvaille.
Le seul pouvoir de l’écrivain sur le vertige stéréotypique (ce vertige est aussi celui de la « bêtise », de la « vulgarité »), c’est d’y entrer sans guillemets, en opérant un texte, non une parodie. C’est ce qu’a fait Flaubert dans Bouvard et Pécuchet : les deux copistes sont des copieurs de codes (ils sont, si l’on veut : bêtes), mais comme eux-mêmes sont affrontés à la bêtise de classe qui les entoure, le texte qui les met en scène ouvre une circularité où personne (pas même l’auteur) n’a barre sur personne.
Il y aurait dans l’écriture la volupté d’une certaine inertie, d’une certaine facilité mentale : comme si j’étais indifférent à ma propre bêtise davantage lorsque j’écris que lorsque je parle (combien de fois les professeurs sont plus intelligents que les écrivains).
Tel Gribouille, maint critique se précipite dans l’inintelligence de peur de paraître idiot ; la vraie bêtise ne s’étonne jamais de rien.
Il est curieux qu’un auteur, ayant à parler de lui, soit à ce point obsédé par la Bêtise, comme si c’était la chose interne dont il avait peur : menaçante, toujours prête à fuser, à revendiquer son droit à parler (pourquoi n’aurais-je pas le droit d’être bête ?) ; bref, la Chose. Pour tenter de l’exorciser, Barthes fait comme Gribouille, il se met dedans ; certains fragments du « R. B. » sont courts (« C’est un peu court, jeune homme ») ; en un sens, tout ce petit livre, d’une façon retorse et naïve, joue avec la bêtise – non celle des autres (ce serait trop facile), mais celle du sujet qui va écrire.
Souvent, il se sentait bête : c’est qu’il n’avait qu’une intelligence morale (c’est-à-dire : ni scientifique, ni politique, ni pratique, ni philosophique, etc.).
Être absolument net de toute bêtise, ce serait sans doute être absolument fluide : pourrait-on alors écrire ? parler même ?
Vue classique (reposant sur l’unité de la personne humaine) : la bêtise serait une hystérie : il suffirait de se voir bête, pour l’être moins. Vue dialectique : j’accepte de me pluraliser, de laisser vivre en moi des cantons libres de bêtise.
Le code culturel a en fait la même position que la bêtise : comment épingler la bêtise sans se déclarer intelligent ? Comment un code peut-il avoir barre sur un autre sans fermer abusivement le pluriel des codes ? Seule l’écriture, en assumant le pluriel le plus vaste possible dans son travail même, peut s’opposer sans coup de force à l’impérialisme de chaque langage.
J’éprouve pour ma part ce léger trauma de la signifiance devant certains photos-romans : « leur bêtise me touche » (telle pourrait être une certaine définition du sens obtus) ; il y aurait donc une vérité d’avenir (ou d’un très ancien passé) dans ces formes dérisoires, vulgaires, sottes, dialogiques, de la sous-culture de consommation.
Il y a toujours dans la culture une portion de langage que l’autre (donc moi) ne comprend pas ; mon voisin juge ennuyeux ce concerto de Brahms et moi je juge vulgaire ce sketch de variétés, imbécile ce feuilleton sentimental : l’ennui, la vulgarité, la bêtise sont les noms divers de la sécession des langages.
C’est un système de langage qui peut fonctionner dans toutes les situations, et dont l’énergie subsiste, quelle que soit la médiocrité des sujets qui le parlent : la bêtise de certains marxistes, de certains psychanalystes ou de certains chrétiens n’entame en rien la force des systèmes, des discours correspondants.
Dès que ça prend, il y a bêtise. C’est là que c’est incontournable. On a envie d’aller ailleurs : Ciao ! Serviteur !
Dans ce champ clos du langage, construit comme un terrain de football, il y a deux lieux extrêmes, deux buts qu’on ne peut jamais contourner : la Bêtise d’un côté, l’Illisible de l’autre. Ce sont deux diamants (deux « diamants-foudres ») : internissable transparence de la Bêtise ; infrangible opacité de l’Illisible.
(La bêtise, c’est d’être surpris. L’amoureux l’est sans cesse ; il n’a pas le temps de transformer, de retourner, de protéger. Peut-être connaît-il sa bêtise, mais il ne la censure pas. Ou encore : sa bêtise agit comme un clivage, une perversion : c’est bête, dit-il, et pourtant… c’est vrai.)
Rencontré un intellectuel amoureux : pour lui, «assumer » (ne pas refouler) l’extrême bêtise, la bêtise nue de son discours, c’est la même chose que pour le sujet bataillien se dénuder dans un lieu public : c’est la forme nécessaire de l’impossible et du souverain : une abjection telle qu’aucun discours de la transgression ne peut la récupérer et qu’elle s’expose sans protection au moralisme de l’anti-morale.
La perte du sujet dans l’écriture n’est jamais plus complète (le sujet devenant complètement irrepérable) que dans ces énoncés dont le décrochage d’énonciation se produit à l’infini, sans cran d’arrêt, selon le modèle du jeu de la main chaude ou de la pierre, des ciseaux et de la feuille de papier : textes dont le « ridicule » ou la « bêtise » n’ont pour source aucun énonciateur certain et sur lesquels, par conséquent, le lecteur ne peut jamais avoir barre (Fourier, Flaubert).
On le sait bien depuis Flaubert. L’attitude de Flaubert à l’égard de la bêtise est très complexe. Apparemment critique, mais faussement critique, c’est évident. Une attitude de gêne.
De toute manière, le mode d’être de la bêtise, c’est le triomphe. On ne peut rien contre elle. On peut seulement l’intérioriser, la manier en soi à dose homéopathique – point trop n’en faut tout de même.
Ce dont je me sépare, c’est de la bêtise même de Flaubert, cette sorte d’Intraitable réactionnaire qu’il y a en lui, cette façon finalement petite-bourgeoise de se déchaîner contre le petit-bourgeois. Je lui substitue ma propre bêtise, qui est autre. Quelle ? Sans doute là où je sens en moi des crans d’arrêt ; c’est parce qu’il y a en moi un Intraitable quelconque, que je suis obligé de m’orienter vers des formes semi-fictionnelles d’écriture.
C’est une chose qui repose énormément, de ne pas comprendre une langue. Ça élimine toute vulgarité, toute bêtise, toute agression.
Aussi, à l’étranger, quel repos ! J’y suis protégé contre la bêtise, la vulgarité, la vanité, la mondanité, la nationalité, la normalité.
Comment les chiens, souvent si nobles, ne s’aperçoivent-ils pas de la bêtise de leur maître ?
C’est en cela que le thème de la bêtise est un peu un leurre.
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Roland Barthes, Œuvres complètes V, Éric Marty (dir.), Seuil, 2002, p. 389.
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Prétexte : Roland Barthes. Cerisy 1977, Christian Bourgois, 2012, p. 326.