Le voyage est-il une bêtise, rend-il bête ? Quels rapports aux autres, à soi-même, instaure-t-il ? Que déforme-t-il de notre vie et qu’y projette-ton ? Peut-on éviter de sombrer dans la bêtise lorsqu’on décide de voyager ? Quelques questions auxquelles tente de répondre l’anthropologue Jean-Didier Urbain.
Ce n’est pas le voyage qui nous rend faibles d’esprit, mais la relation d’inintelligence à l’autre, au monde et même à soi tend à s’y accentuer. C’est que, dans l’Ailleurs, seul ou en groupe, anxieux ou libéré, fragile et novice, bernard-l’ermite sans coquille et généralement dépourvu des codes élémentaires utiles au séjour exotique, je suis un étranger. C’est le dépaysement. Mais, si stimulant que soit intellectuellement cet état d’intrus, il est avant tout un état d’inadaptation, susceptible de nous rendre sots, ineptes, et davantage… Dès lors, peut-on ne pas être bête en voyage ?
Pour être franc, art spontané, voire brut, nous nous y prenons tous fort bien pour voyager mal. Ce n’est pas un don, mais une fatalité, résultant d’une bêtise originelle, qui consiste à vouloir se trouver dans le monde une place qui n’existe pas – à moins qu’elle n’y soit isolée ou cachée ; ou que, cessant d’être voyageur, on s’arrête et tente de s’y fondre… Pour le reste, si l’espion ou l’ethnologue emploie mille ruses pour gommer cette tare d’importunité, l’homme de passage, vacancier, marchand ou diplomate, passe outre. Il renonce à cet effacement de soi ; ou bien le rate s’il le tente, faute de temps, échouant à dissoudre un état de toute façon indélébile.
À partir de l’étude d’un demi-millier de lettres de réclamation de voyageurs déçus, j’ai esquissé une petite « nosologie », qui tente de classer les grands maux constitutifs de l’art du voyage raté [1] – art paradoxal en ce qu’il permet en effet de « réussir à échouer » [2].
Intrusion d’un curieux dans un monde étranger (à moins que ce ne soit l’inverse), le voyage se rate d’abord à l’aune de son idée. Avant le départ, la bêtise est déjà là, dans le projet, quand il se fait programme, anticipant l’action. Il insinue alors chez le voyageur une rigidité que traduisent, d’une part, un souci d’organisation – d’une complexité propice à la dislocation du projet dans l’épreuve ; et, d’autre part, le refus de l’imprévu – qui par définition ne peut que mettre à mal in situ une prévision de voyage devenue prédiction.
Ensuite, il y a l’idée que le voyageur se fait du monde. Ou tel Monsieur Palomar, l’idée qu’il se fait de lui face au monde [3]. Autre axe de l’échec, autre forme de bêtise, en sus d’un égocentrisme universel qu’il est vain de rappeler, il s’agit d’un rapport à la réalité notamment troublé par trois obsessions types : le purisme, le comparatisme et l’homophobie – ici entendue au sens générique d’« horreur du Même ». Trois maux. Trois façons aussi de rater bêtement mais sûrement son voyage…
Le purisme est un vice commun garant d’un immanquable ratage. Celui de la quête d’authentique, à laquelle s’accrochent, jusqu’à l’absurde, des voyageurs si soupçonneux qu’ils sont forcément déçus et navrés, bien qu’ils soient eux-mêmes la cause de leur déception. Leur exigence névrotique de vérité est une recherche qui les assure de faire leur malheur [4]. Désenchantés, ces férus de l’échec le sont par principe mais aussi par snobisme, hérauts d’une « bêtise militante » qui distingue [5].
Au-delà, englobant le purisme, le comparatisme est la manie de la vérification. C’est don Quichotte en voyage, validant (ou pas) la qualité du monde selon ses lectures. Diffusée par les guides, récits et autres sources, cette collecte préventive d’informations en amont provoque à tout coup en aval une inintelligence de l’immédiat. Face à un monde nié dans sa mouvance perpétuelle, non plus à découvrir mais à reconnaître, la quête du neuf se réduit alors à une enquête de contrôle sur un supposé pareil à lui-même toujours-là.
Enfin l’homophobie, non plus quête ou enquête mais fuite cette fois, est le rejet des semblables. « Syndrome Armstrong », du piéton lunaire, du touriste rêvant d’un monde sans touriste. Mais si le touriste a horreur de ses doubles [6], il n’est pas seul à nourrir ce rêve, fort bête lui aussi, d’un vide primitif, où il serait au bout du voyage l’impossible Adam d’une expédition au Paradis ; l’improbable Vasco de Gama d’on ne sait quel cap inconnu, fût-il du Merlan à l’île de Port-Cros ; ou le Rousseau sociopathe prenant « congé des hommes » sur l’île Saint-Pierre, au lac de Bienne, en Suisse… De la prise de possession de la « terre inconnue » par le découvreur à celle, jalouse, du « terrain vierge » par l’ethnologue, via celle, élective, de territoires secrets ou inaccessibles par l’aventurier, explorateur, sportif ou missionnaire, ce fantasme d’exclusivité d’un monde (souvent révélé sur le mode alarmiste de sa disparition) est répandu. Banal même. Et relève probablement chez le voyageur de ce qu’on appelle en éthologie le « sens de la territorialité ».
Mais le problème est que souvent, coup de théâtre, il y a quelqu’un avant, comme ces voleurs de clairières, toujours déjà là, qui, en vous précédant, ruinent un projet de pique-nique en forêt. Ils le font exprès ! Moment de rage tragique et comique à la fois, car l’intrus y rencontre l’intrus, la stupidité de cette situation est mythique. Rousseau la raconte en 1754 dans un passage célèbre du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité. Cette bêtise propriétaire se reproduit depuis la nuit des temps, y compris dans le voyage, où les querelles territoriales scandant son histoire comme son quotidien sont innombrables…
Cela nous conduit à la dernière classe de cette nosologie de la bêtise en voyage : celle du rapport à l’Autre. Face à l’étranger, que faire ? Le voyageur se trouve ici à un carrefour stratégique en patte d’oie, avec trois voies possibles, qui sont aimer, haïr ou imiter l’Autre.
Pour ce qui est d’aimer (et de se faire aimer), le voyageur adopte une sympathie de principe. Souvent excessive et déplacée, parfois offensante ou risible aux yeux de l’indigène, politesse exagérée ou familiarité trop grande pour être honnête, cette conduite xénophile veut être cependant le signe d’une relation vraie d’égalité, émanant d’un pacte de confiance sincère et sans détour. D’un contrat d’altruisme et de respect réciproque sans arrière-pensée. Également de précaution, cette relation à l’indigène, plus emphatique qu’empathique, vaudra au XIXe siècle à ce voyageur maladroit l’épithète de xénomane mais aussi le statut de victime de choix dans le registre des duperies, roublardises, larcins sournois et autres « détroussages », à l’instar du traquenard amoureux de Tartarin à Alger.
Pour ce qui est de haïr (et de se faire haïr), ce voyageur adopte à l’opposé une antipathie affichée tout aussi débordante qu’inappropriée. Non plus préventive mais défensive, voire agressive, cette conduite xénophobe émane d’une méfiance de principe aboutissant le plus souvent à l’expression ostensible du mépris de l’Autre. Ce voyageur dominateur, qui choisit d’établir une relation inamicale avec son hôte, voit sa posture d’autorité, de soupçon, voire d’aversion, lui valoir en retour des signes symétriques d’une hostilité ouverte, représailles à l’appui. Un ostracisme en miroir, dont la forme n’est plus celle de l’abus du naïf (subi par le xénophile détroussé) mais celle du ressentiment et de la vengeance à l’égard d’un intrus conquérant, inadapté par intention. Au fond, un xénopathe, qui (au mieux) substitue la condescendance du dédain à la compassion du xénophile mais qui, pour le reste, s’en tient à une arrogance aussi choisie qu’inflexible. Cette autre forme de la bêtise en voyage est celle du voyageur en « pays conquis », sûr de son fait, partout chez lui : le plus dangereux des intrus selon Régis Debray [7].
Enfin, voyageurs du troisième type, les xénoïdes empruntent la voie du mimétisme. Ils s’attachent à adopter, même mal, les usages, langages et traditions des hôtes – et de se faire en retour accepter là où les premiers ne sont que tolérés et les seconds rejetés. Car là où les voyageurs du premier type s’excusent de leur altérité en jouant le rôle du voyageur innocent, voire irresponsable, s’exonérant ainsi de leur intrusion au titre de visiteurs inoffensifs ; et là où ceux du second type la proclament au contraire, en jouant le rôle du voyageur conquérant, voire provocateur, affichant ainsi leur intrusion au titre de visiteurs dominateurs ; ceux du troisième jouent le rôle du voyageur coupable, qui ne veut ni disculper, ni revendiquer son intrusion mais, délit à réparer, l’expier. Comment ? Non en les arborant (à des fins opposées) comme les deux précédents, mais en brouillant les signes de son inadaptation, c’est-à-dire en exhibant surtout sa bonne volonté d’intégration et ses efforts d’imitation.
La bêtise dans le cadre de ce troisième type de voyageurs peut atteindre des sommets. Pensons au cas de Dupond et Dupont chez Hergé, qui veulent imiter l’Autre et échouent lamentablement (là où Tintin réussit). En costume grec en Syldavie ; en bédouins à chapeau melon en Arabie ; en mandarins anachroniques en Chine, caricaturaux de cette forme de bêtise, ces policiers burlesques n’en sont pas moins exemplaires d’une démarche en voyage et ont au demeurant nombre de doubles dans le « monde réel », à l’instar de ce voyageur anglais qui, au début du XIXe siècle, pour faire « couleur locale », ne se sépara jamais de son costume vietnamien lors de son voyage dans… l’Himalaya ! [8]
Au face-à-face égalitaire du xénophile, et de domination du xénophobe, le xénoïde en oppose un troisième, de soumission, simulé ou pas, mais au point parfois, voyageur xénolâtre s’identifiant à l’Autre, de se haïr lui-même [9]. Au point donc, in fine, de stupidement se nier pour ce qu’il est néanmoins toujours : éternel intrus, un voyageur…
La bêtise semble ainsi bel et bien régner sans partage dans l’univers du voyage, affectant toutes les relations établies par le voyageur. À Soi, au Monde, à l’Autre et au Voyage lui-même. En ces circonstances, sachant que la bêtise est partout, il ne reste donc plus qu’à discriminer les manières d’être bête plus ou moins. Mais à l’aune de quoi ? S’agit-il d’identifier des paliers ? Des seuils qualitatifs, de la sottise à la crétinerie ? Des frontières mais des reliefs aussi, délimitant les champs et altitudes de la bêtise ? La question de la bêtise en voyage est une affaire d’étendue, voire d’immensité, qui pour l’heure attend sa carte.
Disons pour l’instant que cette immensité, si immense soit-elle, n’en est pas moins coupée en deux par une frontière fondamentale, qui, pour reprendre Robert Musil, départage l’espace de l’imbécillité simple de celui de la prétentieuse [10]. Autrement dit, et à un autre niveau de langage, le simple couillon du con prétentieux. Ferraris ajoute que la véritable imbécillité est selon lui la seconde, car c’est celle de ceux qui « se sentent plus malins que les autres ». De même sur la carte du pays des voyageurs. La montagne de la bêtise, comme l’adret et l’ubac de mes livres d’école, compte un versant sot et un versant con… Le xénophile d’un côté, le xénophobe de l’autre, et le « xénoïde » de part et d’autre, par exemple ?
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Le voyage était presque parfait. Essai sur les voyages ratés, Payot poche, 2017 [2008].
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Paul Watzlawick, Comment réussir à échouer. Trouver l’ultrasolution, Seuil, 1998 [1996].
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Italo Calvino, Palomar, Seuil, 1985 [1983].
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Paul Watzlawick, Faites vous-même votre malheur, Seuil, 1984 [1983]
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Pour reprendre l’excellente définition du snobisme de Michel Adam, Essai sur la bêtise, La Table Ronde, 2004, p. 22 [PUF, 1975].
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Jean-Didier Urbain, L’idiot du voyage. Histoires de touristes, Payot poche, 2016 [1991].
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Cf. Éloge de la frontière, Gallimard, 2010, p. 81.
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Thomas Manning, in John Keay, Voyageurs excentriques, Payot, 1991 [1982], p. 51-91.
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Pascal Bruckner, Le sanglot de l’homme blanc. Tiers-monde, culpabilité, haine de soi, Seuil, 1983.
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Robert Musil, cité par Maurizio Ferraris, L’imbécillité est une chose sérieuse, PUF, 2017 [2016], p. 47.