« Je suis un écrivain bête, peut-être un des plus bêtes qui soit. » Ainsi débute le texte inédit qu’a fait paraître Kenneth Goldsmith, poète états-uniens quelque peu provocateur, dans la revue The Awl en 2013. EaN en publie la traduction par Claude Grimal : tout un programme.
Kenneth Goldsmith, né en 1961, est un poète américain qui a publié plusieurs recueils et des manifestes comme « L’écriture décréative » (Uncreative Writing, 2009). Un de ses livres, L’écriture sans écriture : Du langage à l’âge numérique, a été traduit en français aux éditions Jean Boîte, en 2018. Dans le texte ici présenté, « Être bête » (« Being Dumb »), publié dans la revue en ligne The Awl en 2013, Goldsmith explique moins ce que serait « être bête » qu’il ne crée une entité « bête » qu’il oppose sur le mode comique à « intelligent », à « bête bête », à « intelligent bête » etc., principalement dans le domaine des arts et de la création.
C. G.
Être bête
Je suis un écrivain bête, peut-être un des plus bêtes qui soit. Chaque fois que j’ai une idée, je me pose la question de savoir si elle est suffisamment bête. Je me demande s’il y aurait une manière quelconque de la trouver intelligente. Si la réponse est négative, je continue. Je n’écris rien de neuf ou d’original, je copie les textes préexistants et déplace les infos d’un endroit à un autre. Un enfant pourrait faire ce que je fais, mais n’oserait pas car il aurait peur d’être traité d’idiot. J’ai récemment participé à une conférence publique avec mon ami Christian Bök. Si je suis le poète le plus bête qui soit, alors Christian est le plus intelligent. Ses projets sont très compliqués et mettent des années à aboutir. Au cours de notre discussion, Christian a longuement présenté un projet sur lequel il travaille depuis dix ans, et qui devrait le mener à avoir de fait le niveau d’un docteur en génétique. Pour composer deux petits poèmes, il a dû apprendre à rédiger des programmes informatiques qui examinaient environ huit millions de combinaisons possibles de lettres avant de trouver les bonnes. Ensuite, il a injecté ces poèmes dans un morceau d’ADN conçu pour résister jusqu’à la fin des temps. Tout cela suppose de travailler avec des laboratoires et a coûté des centaines de milliers de dollars. Christian possède un esprit super organisé – plus proche d’ailleurs de celui d’un robot que d’une personne – et il a sidéré le public. Quand ça a été mon tour de parler, tout ce que j’ai réussi à dire c’est : « … moi, je recopie les données de la circulation ».
Christian et moi admirons chacun beaucoup ce que l’autre fait, mais la vérité est qu’il pourrait très facilement faire ce que je fais, et que je ne pourrais jamais faire ce qu’il fait.
Christian est intelligent. Intelligent c’est être un excellent étudiant, qui fait tout comme il faut. Intelligent arrive bien préparé et fait les choses avec une précision de machine, intelligent a étudié son histoire et est prêt à se colleter avec les normes de son domaine de travail. Obéissant soigneusement aux délimitations, intelligent garde l’œil fixé sur l’objectif. Intelligent est un athlète de haut niveau, et accomplit des choses que les simples mortels n’envisagent que dans leurs rêves. Complet et profond, exclusif et élitiste, intelligent respire la valeur. Ayant sué sang et eau pour parvenir où il est, intelligent rapporte de gros dividendes aux investissements déjà faits. Intelligent va toujours de l’avant. Mais comme il joue un jeu à hauts risques, intelligent est toujours hanté par la crainte paranoïaque de perdre ce qu’il a si chèrement gagné. Intelligent regarde toujours par-dessus son épaule. Qu’il réussisse ou qu’il échoue, qu’il gagne ou qu’il perde, intelligent fonctionne de manière binaire. Intelligent est épuisant – et épuisé.
Je suis bête. Bête est flemmard et jamais bien préparé, il se sert de ses intuitions et de ce qui lui passe par l’esprit. Délibérément amnésique – l’Histoire, c’est quoi ? –, bête est une tabula rasa, tout vide. Peu soucieux du progrès et de récits explicatifs, bête se déplace latéralement, revenant parfois en boucle sur lui-même. Bête aime la facilité. Évitant les moments extrêmes et les crescendos, bête aime la stase, les grilles, et les systèmes prévisibles simplement parce qu’ils demandent moins d’efforts. De la même manière, bête aime le re – la recontextualisation, le recadrage, le refabriqué, le remixage, le recyclage – plutôt que la création laborieuse à partir de rien. Bête aime le désordre de la contradiction et fait ses délices de la beauté du ridiculement évident. Faisant commerce du quotidien et du commun, bête joue un jeu à petites mises. Puisque bête n’a rien à perdre, bête ne doit rien à personne et c’est comme ça qu’il est libre.
Bête fait le beau. Bête bute. Bête étonne. Bête ennuie.
Il y a bête bête et bête intelligent. Il y a aussi intelligent intelligent. Bête bête est tout simplement bête, et intelligent intelligent tout simplement intelligent. Bête intelligent rejette à la fois intelligent intelligent et bête bête, et choisit plutôt à l’inverse de circuler sur la ligne de crête entre les deux. Bête intelligent est incisif et précis. Pour être bête intelligent, il faut être vraiment intelligent, mais pas dans le style intelligent intelligent.
Bête bête, c’est les ploucs et les racistes, les casseurs des stades de foot, les filles du marketing mâcheuses de chewing-gum, et les petits gars bureaucrates à cou de taureau. Bête bête c’est Microsoft, Disney et Spielberg. Intelligent intelligent c’est les conférences TED, les think tanks, les nouvelles de la radio publique, les universités Ivy League, le New Yorker et les restaurants cinq étoiles. À faire tant d’efforts, intelligent intelligent est à côté de la plaque. Bête intelligent ce sont les Fugs, le Punk rock, les écoles d’art, Gertrude Stein, Vito Acconci, Marcel Duchamp, Samuel Beckett, Seth Price, Tao Lin, Martin Margiela, Mike Kelley, et Sofia Coppola. Bête intelligent fait semblant d’être bête bête mais cache bien son jeu.
Des variantes de bête intelligent sont aussi à côté de la plaque mais différemment. Astucieux (McSweeney’s, Miranda July, Ira Glass, David Byrne) fait semblant d’être bête mais ne se permet pas de l’être par crainte d’être vraiment pris, quelle horreur ! pour bête. Le hipster s’approprie des éléments de bête (casquette de baseball, pilosités faciales diverses, tatouages) mais comme gestes de mode, et refuse de théoriser sa bêtise, et tombe donc en plein dans bête bête. Bête intelligent refuse d’appartenir à un camp ou à l’autre. Bête intelligent, par exemple, incorpore des éléments de ce qui est camp mais refuse de l’être assez pour l’être. Bête contre intelligent n’est pas une nouvelle version de hip contre square. Bête est à la fois hip et square. Bête intelligent a ses théoriciens – de Certeau, Goffman, Debord –, ceux qui analysent les mystères du banal et le caractère exceptionnel du quotidien.
À partir de maintenant, sauf mention contraire, lorsque je vais parler de bête, je vais signifier bête intelligent.
Bête détruit les choses, leur fait ce que le sens commun déclare ne pas pouvoir être fait. Quand on leur fait radicalement ce qui ne peut pas leur être fait ou quand on les détruit radicalement, elles trouvent une nouvelle vie. Thelonious Monk jouant délibérément des fausses notes sur son piano, Charles Ives et ses micro-intervalles, la série de sérigraphies d’Andy Warhol. Warhol, roi du bête, a bien résumé le principe quand il a dit : « je voulais faire un‟mauvais livre” tout comme j’avais fait de ‟mauvais films” et du ‟ mauvais art”, parce que lorsqu’on fait quelque chose de travers comme il faut, il en sort toujours quelque chose ». Empire est bête. Vraiment bête.
Bête évite l’allusion et la métaphore, choisissant plutôt l’interprétation la plus terre à terre, en écho à la phrase de Beckett : « Honni soit qui symbole y voit ». Intelligent refuse bête car il l’accuse de charlatanisme – de pratiquer la mystification, la fumisterie, la farce, la vaste blague. Bête de son côté fait enrager intelligent en interprétant délibérément tout au pied de la lettre, comme John Cage lorsqu’il a fait jouer pour la première fois les Vexations de Satie pendant 12 heures –obéissant à l’injonction du compositeur qui avait écrit en 1893 sur un papier que le morceau devait être joué 840 fois de suite –, ce que les musicologues intelligents croyant à une plaisanterie avaient pendant un demi-siècle refusé de prendre en considération. Mais lorsque Cage a suivi ces instructions, c’était si bête que c’en est devenu cosmique. Depuis, le morceau a été régulièrement joué de cette manière. Le 4’ 33 du même Cage semble encore plus bête. Bête comme chou. Lorsqu’on lui posait la question, Cage disait que c’était le morceau le plus difficile qu’il ait jamais composé, il lui avait fallu des années pour avoir le courage de l’écrire et de le faire jouer.
Bête a atteint l’âge adulte dans les années soixante avec les drogues qui amplifient des choses insignifiantes passées jusque-là inaperçues. Pensez à la pauvre araignée du magazine Life qui fut aspergée de LSD : sa toile n’était plus d’une intelligente symétrie mais d’une anarchie bête. Du jour au lendemain, l’obsession des micro-mouvements, de la structure et du langage fit naître une série de mouvements d’art bête : la danse de la Judson Church, le Pop, Fluxus, le minimalisme, l’art conceptuel – tous fondés sur le trop évident. Compter, répéter et autres activités enfantines devinrent à la mode. Dans les années soixante-dix, l’art des marges, celui des malades mentaux, des autistes, fut célébré par des gens comme Robert Wilson : il y eut une course générale au de plus en plus bête. Les années soixante-dix virent aussi un regain d’intérêt pour l’œuvre de Gertrude Stein, écrivain profondément bête qui avait choisi le bête des décennies avant tout le monde. Stein écrivait du galimatias en utilisant un vocabulaire de cours élémentaire. Aux non-initiés tout cela semblait absurde. Ah ça, quelqu’un qui traverse la scène à pas comptés et appelle ça de la danse ! Comme c’est bête.
Bête aime jouer au bête. Warhol disait souvent : « Je me sens vide aujourd’hui. Je n’ai pas d’idées. Pourriez-vous m’en donner ? » Il faisait alors semblant d’écouter attentivement les suggestions qu’on lui faisait, avant de les rejeter toutes. C’est ce qui rendait Warhol génial ; il ne voulait pas des idées bêtes des autres. Il avait ses propres idées bêtes qui étaient vraiment bien plus intelligentes. Lorsque bête essaie d’être intelligent, cela donne Billy Idol. Ou Rod Stewart. Pour que bête marche, il faut qu’il reste bête. Mais rester bête, c’est difficile – bien plus que rester intelligent. En faisant un petit effort, tout le monde peut devenir plus intelligent, mais peu de gens peuvent consciemment et continuellement rester bêtes. Bête ne passe pas de mode parce qu’il n’est jamais à la mode. Bête est encalminé et irrécupérable. Il est trop tordu, trop bizarre, trop contradictoire, trop tortueux dans sa manière de penser pour être mis en slogan ou donner lieu à des campagnes de pub. Car même si les campagnes publicitaires ont l’air bête, elles sont dans le fond intelligentes : car finalement, il faut communiquer intelligemment pour convaincre quelqu’un d’acheter quelque chose. Bête trouble l’eau du bain. Pareillement, les jurys et les prix ne reconnaissent pas bête. Les jurys et les prix ont été inventés pour récompenser intelligent.
Bête n’est pas un état dans lequel on naît. On parvient à bête après intelligent. Intelligent est stupide parce qu’il s’arrête à intelligent. Intelligent est une phase. Bête est post-intelligent. Intelligent est fini, cliché, simplificateur, rabâché. Le monde fonctionne à l’intelligence. Et ça ne marche pas. Je veux vivre dans un monde où un tube de néon posé contre un mur vaut un million de dollars. Celui où un robinet posé sur un socle est considéré comme l’œuvre la plus importante de son siècle. Celui où un bâtiment Prada éternellement fermé au milieu du désert du Texas passe pour un coup de génie. Celui où tous les nombres de un à mille peuvent être classés par ordre alphabétique et constituer un poème qu’on publie en recueil. Aisé et facile, bête ne peut jamais échouer, créant un univers dans lequel rien n’échoue et dans lequel le meilleur résultat se trouve être celui qu’on obtient.
Traduction : Claude Grimal