Le partage des espaces

Une route familière, en forêt, la nuit, et brusquement, dans la lumière des phares, le « débuché » (un terme de vénerie) d’un chevreuil affolé, qui bondit, court et danse un instant sur le bas-côté, avant de disparaître dans un taillis épais. Une expérience assez banale, pour qui vit à la campagne, mais une « expérience » au sens plein que Jean-Christophe Bailly prend comme incitation à une réflexion sur notre rapport aux animaux, notamment aux animaux sauvages, à une interrogation sur la présence troublante et pourtant menacée de la libre animalité : « J’avais touché à quelque chose du monde animal ému jusqu’aux larmes ».


Jean-Christophe Bailly, Le versant animal. Bayard, 165 p., 15,90 €


Lors de cet « instant furtif » de grâce et d’effroi, Jean-Christophe Bailly a fait l’expérience d’une forme de « dépaysement » distincte de celle qu’il avait évoquée dans son mémorable livre de « voyages en France » de 2011 qui, déjà, comportait deux chapitres intitulés « Du côté des bêtes ».  À l’époque, c’était la présence dans le paysage des vaches et des bœufs du Charolais et du Brionnais qui le menait à méditer sur notre relation aux animaux domestiques, sur la consommation de viande, qu’il ne condamnait pas, me semble-t-il, mais aussi sur « l’extraordinaire densité d’existence » de ces animaux dans une étable.

Plus large dans son objet, mais d’une écriture plus dense, presque recherchée avec surtout un sentiment accru d’urgence, Le versant animal part de cette vision d’un « côtoiement toujours singulier », souvent bref, imprévu, aléatoire, avec l’animal dans son monde propre ou, comme l’écrit l’auteur, dans sa « remise » (encore un terme de vénerie). Or l’expérience de ce côtoiement, fréquent naguère, il y a quelques générations, et si intense jadis, dans la profondeur des grottes du Paléolithique – le lieu de naissance de l’art selon Bataille –, cette expérience, suggère Jean-Christophe Bailly, devient de plus en plus rare. Les enfants d’Occident doivent aller dans un zoo ou une réserve pour voir des animaux sauvages, et les monstres du cinéma et autres dinosaures leur sont plus familiers qu’une modeste poule. En même temps, la disparition de l’animal de la scène humaine n’empêche pas que notre pensée « est pleine de bêtes » : « nous sommes visités, envahis, traversés par les animaux ou leurs fantômes ».

Nul besoin ici de débats philosophiques sur les animaux-machines de Descartes et c’est vers la poésie que se tourne de préférence Jean-Christophe Bailly pour tenter de saisir cette « intimité perdue » dont parle Bataille, sans négliger les apports éventuels des sciences, par exemple de l’éthologie. Il va droit à l’essentiel, en se référant à la huitième des Élégies de Duino, quand Rilke introduit cette notion de « l’ouvert » auquel auraient accès les animaux, pure présence des oiseaux en vol, notamment, l’ouvert qui s’oppose à la Bildung, à la culture, à la rude « formation » des hommes. « Il arrive qu’un animal muet lève les yeux, nous traversant de son calme regard. » Les animaux ne parlent pas, mais parfois, trop rarement peut-être, ils nous regardent, de manière désarmante. Comme la fameuse panthère du Jardin des plantes, ou son voisin l’orang-outan. Et ce regard « pensif » (un terme qui rappelle Victor Hugo), nous faisons tout pour l’oublier, le refouler, le caricaturer, et avec lui ce fait aujourd’hui incontournable : « Les animaux assistent au monde. Nous assistons au monde avec eux, en même temps qu’eux. »

Jean-Christophe Bailly, Le versant animal

Nous nions la plupart du temps cette solidarité indiscutable – que l’on songe au sort qui nous attache aux abeilles – alors qu’elle devrait servir de base à un pacte renouvelé avec le monde animal, même si un minimum de réalisme nous conduit à admettre qu’un tel pacte ne va pas de soi avec le moustique ou le loup… Mais nous savons intuitivement que notre propre survie dans un monde habitable en dépend. Qu’elle dépend de notre aptitude à accepter de cohabiter avec l’Umwelt, le « monde environnant » de nombreux animaux. D’innombrables animaux, que nous massacrons avec frénésie.

Jean-Christophe Bailly associe à sa passionnante démonstration en faveur d’une réforme, même limitée, de notre propre regard sur l’animal bien des peintres (Paolo Occello et sa selva oscura, Le Caravage, Piero di Cosima) et des philosophes (Agamben, Merleau-Ponty, avec éloge, Heidegger, critiqué, Benjamin, pour la notion d’aura, Derrida) ; il accorde toute sa place au récit par Karl Philipp Moritz d’un animal qu’on abat dans Anton Reiser ; mais c’est Kafka qui, à son sens, donne le mieux la parole aux animaux, sans recourir au registre de la fable, notamment avec son récit inachevé « Le terrier » (« Der Bau »).

Partant du vol mystérieux des chauves-souris dans le crépuscule (évoqué par Rilke), Jean-Christophe Bailly décrit finalement en ces termes la vie animale : « des vivants […] continûment attentifs qui n’ont rien d’autre peut-être que les apparences, que le mouvement toujours tremblé des apparences », mais « ce qu’ils captent ainsi, cette moire de signes et de signaux qui les inquiète et les conduit », c’est ce qui fait la richesse et la complexité peut-être impénétrable de leur Umwelt, de leur environnement spécifique. Et la merveille est que ces mondes spécifiques se retrouvent et cohabitent dans un même paysage, dans un même lieu.

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