Il « se dit sans grande origine, se prétend traducteur, ce qui est certainement son métier […] D’autres métiers, il en aurait pratiqué beaucoup, dans de nombreux pays, quelques-uns en France ; quand on lui pose des questions sur son passé, ses réponses sont évasives, il dit cependant avoir été zootechnicien, vernisseur au tampon, ubiquiste sans attache précise… » Ainsi se présente Frank Perceval Ramsey, alias le Traducteur, alias Bernard Hœpffner, dans un livre qui tient à la fois du portrait et de l’essai, du poème et du crime parfaits. Le premier et dernier livre de l’auteur, disparu en mai 2017 au pied de la falaise de Saint David’s Head (Pembrokeshire, Pays de Galles).
Bernard Hœpffner, Portrait du traducteur en escroc. Tristram, 180 p., 17 €
Une pincée de Perec-l’illusionniste (celui de La Vie mode d’emploi, et plus encore peut-être d’Un cabinet d’amateur), un soupçon de Borges-l’érudit (comment ne pas le soupçonner puisqu’il l’a traduit !), un nuage de Carroll-l’ensorceleur (façon La Chasse au snark), un zeste de Calvino, pour le genre pourfendu… Voilà quelques-uns des ingrédients qui entrent dans la composition de ce Portrait du traducteur en escroc de Bernard Hœpffner. Un livre tortueux en diable, composite et pourtant composé, fait et sans doute contrefait. Un ouvrage sur le métier comme il ne s’en lit et voit que trop rarement.
S’agit-il d’un portrait ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’un autoportrait ? Bien malin serait celui qui pourrait mettre un nom, un vrai, un propre, sur l’homme qui, tel le snark visé plus haut, ne se laisse point charmer, ni savonner, ni harponner. Car Frank Perceval Ramsey, alias le Traducteur, alias Bernard Hœpffner, est un nom d’emprunt, on s’en serait douté, qui avance masqué, c’est la moindre des choses ; a le don d’ubiquité, pour ne rien arranger. D’ailleurs, a-t-il un corps ou plusieurs ? Est-il d’une espèce, même ? : « Dans la rue, les voitures circulent dans le sens contraire, elles lui donnent l’impression qu’il presse le pas, or il ne va pas plus vite, aperçoit simplement son reflet glisser sur les vitres, sur les devantures, parfois lent, parfois saccadé, découpé, brusque. Cette image, portrait en pied, médaillon, portrait français, anglais ou espagnol, face de crabe, d’œuf ou de rat, tête à gifle et à claque, s’enfonce, revient, part de biais, se déforme, tête coupée, puis buste, puis en pied de nouveau, puis plus rien, sur les carrosseries des voitures également, mais trop rapide, trop déformée pour être saisie. »
En fait, le lecteur ne doit surtout pas se méprendre sur le contenu d’un livre qui ne livre rien sur son traducteur d’auteur(s), entendez ne dévoile rien ou si peu de son existence, son physique, ses amours, ses manies, non plus que sa terrestre chronologie, qui s’abolit en une sorte de sordide et bref assassinat, qui pourrait être tout aussi bien un suicide. Tout juste aperçoit-on une silhouette dans le texte qui ferait penser au portrait de l’homme qui figure sur la couverture, mais, là encore, rien n’est moins sûr : « de Ramsey, on peut difficilement dire qu’il est blond ou brun, chauve ou prognathe, grand ou petit, mince ou gros ; on peut par contre indiquer qu’à certains moments il sourit, qu’à d’autres il paraît morose, ou mélancolique, mais il serait vain de décrire ses lèvres comme fines, ses yeux comme bleus […] de dire qu’il marche avec les pieds en dedans ou en dehors, qu’il a des mains de pianiste, qu’il est ridé ou, au contraire, joufflu, qu’il ressemble à un athlète ou qu’il a l’air de ne pas avoir mangé depuis une semaine… »
Auteur et Traducteur, avec une majuscule, voilà donc deux figures confondues et que l’on ne parvient pas à confondre, à démasquer, tant les propos, subtils, de l’un semblent faire écho aux pensées, profondes, de l’autre. Et vice versa. De fait, qui a lu, ou entendu, ou ne serait-ce que croisé Bernard Hœpffner, reconnaîtra, dans et entre les lignes, ses explications, gloses, et autres préceptes sur le métier de traducteur. Sa façon, inventive, d’attaquer la langue de l’autre (la chasse au signifiant…) ; sa manière, intuitive, de ne pas savoir où aller avec l’auteur, de privilégier « le rythme, l’élan » d’un texte, « sans oublier le travail, évidemment ». Ce que Ramsey-Hœpffner appelle(nt) drôlement, ou sarcastiquement, la « tisane à l’art » !
« Il est vrai que si le traducteur est un fol d’arrachepied, un fol cérébreux, hétéroclite, gradué nommé en folie, joyeux et folastrant, il est aussi un fol vulguaire, extravagant, à espreuve de hacquebutte. » Quelle voix parle ici ? Avec les mots de qui ? Miracle et vertige du faux-semblant… Si Portrait du traducteur en escroc « marche », séduit le lecteur, c’est justement parce qu’il revendique une sorte d’appellation d’origine non contrôlée, d’indication géographique fort mal protégée. Truffé des mots des autres (Rabelais, Melville, Joyce, Borges…), bardé de citations tantôt en anglais, tantôt en français, parfois dans les deux langues en même temps, entrelardé d’implicitations à moitié éventées, de références frelatées, l’ouvrage ressemble à un vrai… caméléon. À la fois miroir stylé, stylisé et tiroir sans fond, on dirait le livre d’un auteur fait de tous les auteurs, et qui les vaut tous.
Reste une question : pourquoi donc Ramsey le Traducteur, et finalement tout traducteur digne de ce nom, devrait-il à ce point être considéré comme un escroc (a shark, dans la langue de Shakespeare) ? Après tout, « besogneux » ou « raté » eût suffi à son malheur. Mais non, escroc, simplement et essentiellement escroc Ramsey est. Là encore, les réponses varient, ou sont multiples. Contentons-nous de la plus simple d’entre elles : parce qu’il est condamné à voler (avec) les ailes de l’autre, l’Auteur, le vrai : « à force de lanternerie, jamais il n’a écrit le moindre texte personnel, révélateur. Il semble préférer le masque des auteurs derrière lequel il se dissimule sans jamais avoir à divulguer à quel point il est peu sûr de lui. Ramsey est un être transparent, un écrivain de seconde main, à travers lui, on aperçoit l’auteur de l’œuvre originale, lui c’est à peine si on sait qu’il existe. »
Miracle et vertige du faux-semblant, suite… En donnant à son double l’apparence d’un escroc (Ramsey, donc), le Traducteur premier (Hœpffner, donc) peut se permettre de l’éliminer sans disparaître pour autant – c’est le côté pratique et moral de la littérature. Ce faisant, il devient Auteur, enfin, comme vengeur de son propre livre. Vous me suivez ? Moi non plus !
Et pourtant, tout de suite après la mort de Ramsey, le même Ramsey (mais d’où ressort-il ?) se retrouve, vivant, au bord de la mer (où ? quand ?), à pêcher le congre. C’est le plus long chapitre du livre. La nuit menace, la brume s’en mêle, la bruine de même. Il ne fait pas bon s’aventurer au bord, « marcher sur des rochers glissants et périlleux ». Mais il n’a pas le choix. Il prend le risque. Il attache une ligne plus solide sur sa canne : « Il rêvasse et attend longtemps, les yeux posés sur l’eau noire devant lui. Comme il n’est pas sûr de la tension que peut provoquer un poisson pris à l’hameçon, il n’ose pas trop se pencher en avant, craignant que le choc ne le fasse tomber dans l’eau. » Il a raison, Ramsey le revenant, car il a attrapé, sans s’en rendre compte, un requin (a shark, dans la toujours langue de Shakespeare). Il lui coupe la tête, mais le poisson continue de tressauter. Alors, il lui ouvre le ventre et détache son cœur. Celui-ci bat encore une demi-heure, « comme s’il avait une vie propre – une image du désir de vivre ». Qu’elles sont belles ces pages tragiques, étincelantes. Un traducteur meurt, tandis qu’un écrivain reprend son souffle, ses mots, le temps d’un livre, d’un seul. La chasse au snark, elle, peut continuer.