De Néron à Amin Dada et à Trump, en passant par Trujillo et les Duvalier, la figure du con ubuesque domine l’histoire. Pourtant, il y a bien des imbéciles heureux et gentils, et des méchants intelligents. Mais partout où le con est cruel, la connerie domine les pics comme les bas-fonds de l’esprit.
On sait que la nomenclature établie à Uppsala en 1795 par Ebénézer Duncan de Charité, élève et disciple du grand Carl von Linné, porte sur les catégories de la connerie humaine et qu’elle propose tout un éventail de syntagmes dont chacun est l’objet d’un article copieux, l’ensemble de ce travail monumental tendant à l’exhaustivité. Pour mémoire, on y trouvera donc, après l’intitulé générique (« Du genre con », De cuniculi genere, car bien sûr le traité est rédigé en latin), les cons grand et petit, le pauvre con et ses dérivés conneau et connard, les vieux et jeune cons, le con épais, le sale con et même le vrai con, malgré la difficulté de le définir, le con bêlant, le triste con, bref un panorama très complet mais non complaisant du pourcentage le plus élevé d’Homo sapiens sapiens vivant dans cette vallée de larmes ou de larves, Monsieur Vouzémoi en somme.
Tout et tous, en effet – notons qu’il n’a pas été jugé opportun, à cette époque machiste, de considérer à part la conne –, tous sauf le méchant con, dont on ne saurait raisonnablement penser que l’espèce, si elle existe, fût demeurée inconnue de l’éminent professeur De Charité.
Comment justifier cette choquante absence qui semble constituer le biais majeur d’un ouvrage par ailleurs exemplaire sur le plan de la scientificité ? Examiner ce point se révèle rapidement ouvrir une faille vertigineuse dans tout un pan de la philosophie, celui qui traite de l’éthique. Car si une lacune subsiste bel et bien dans la réflexion ébénezérienne, croyez qu’elle ne tient pas à un oubli mais à la découverte, par le modeste savant, d’une véritable aporie.
Cette aporie, bien difficile à surmonter, on le verra, se formule dans les termes fort simples d’une impasse logique. En un mot comme en cent, peut-on être en même temps, selon la formule séduisante d’un émule récent de Paul Ricœur, méchant et con ? Certains esprits ne verraient pas là d’obstacle épistémologique. Oui, bien sûr, diraient-ils, il suffit de prendre un exemple trivial, celui de Donald Trump, pour savoir que son cas entre précisément dans le cartouche catégoriel omis. Et la foule des experts d’applaudir.

© Frerk Meyer
Et pourtant non, l’évidence pourrait bien être ici trompeuse. Il serait trop aisé, en effet, de conclure d’une conséquence objectivement méchante de la connerie – c’est-à-dire d’une conséquence nuisible à tout ou partie de l’humanité – de quelque action que ce soit accomplie par un individu dont la stupidité crasse (cette forme monstrueuse de la stupidité jadis nommée par Jean-Sébastien Crasse, qui seule mérite de s’appeler connerie) est par ailleurs avérée – le consensus concernant Donald Trump ne présente sur ce point aucune défaillance – je répète « objectivement méchante » de ladite connerie, à la méchanceté dudit con, trop aisé de sauter à pieds joints de la réalité d’une coïncidence (je suis con/j’agis méchamment) à l’affirmation d’une causalité.
Autrement dit, le fait que promouvoir par connerie la vente des armes de guerre dans un pays dont chaque citoyen, encrassé neuronalement par sa communauté d’église apeurée, ne songe qu’à envoyer du plomb dans les tripes de son prochain, aboutisse de facto à cette forme suprême de méchanceté que constitue le meurtre par unité ou en série, ne constitue en rien une preuve de la méchanceté innée, intentionnelle, perverse, de ce type exemplaire de con.
Venons-en à l’essentiel. Ce qui, sauf coalescence rarissime (mais bien attestée) de deux monstruosités en réalité fort distinctes, oblige pratiquement à rayer du registre des ignominies la catégorie « méchant con », c’est que la méchanceté, cette tare génétique, est bien plus souvent liée à l’intelligence qu’à son contraire.
Il suffit d’examiner la question du pouvoir, et de son corollaire presque inséparable, l’abus de pouvoir. Certes, il existe des pouvoirs – donc des abus de pouvoir – à tous les échelons du social, et innombrables sont les cas où un pouvoir misérable, exercé par un connard parfaitement caractérisé et identifiable comme tel (employeur, missionnaire, colonisateur, adjudant, instituteur, possesseur d’un petit fonds de commerce, brute de préau, de bureau, d’hosto), aboutit à des actes d’une méchanceté certaine. Mais ils sont toujours assimilables à du trumpisme en rase-mottes, ce qui ne rend pas plus simple leur éradication, qu’en général l’abattage seul permet d’obtenir.
Prenez l’exemplaire abruti qui, lors de la Grande Guerre pleine de joyeusetés, ne trouvait à dire devant les piles amoncelées de pioupious décimés par sa connerie, relayée par celle de nombre de ses pairs, que « je les grignote », tout en grignotant sa biscotte et en rotant son porto. Peut-on imaginer une autre connerie aussi abjecte et aux conséquences aussi mortifères ? Était-il, ce faux brave à un seul poil, pour autant un méchant con ? Qui le croirait ? Le pouvoir, et l’abus de pouvoir synonyme, suffisent amplement à créer de la méchanceté en tonneaux à partir de la connerie en barre.
Non, le véritable méchant n’est jamais assez stupide et niais pour franchir le seuil de ce Purgatoire accessible à la rigueur au con ordinaire – si l’on est très, c’est-à-dire trop, indulgent envers la connerie stricto sensu. La méchanceté est un Enfer, il faut de l’intelligence, au moins relative, et parfois supérieure, pour y pénétrer de droit.
Du temps que l’Iran offrait au visiteur des voyages non compromettants, les touristes affamés de culture allaient admirer les ruines de Persépolis et se pâmer d’extase esthétique devant les taureaux ailés d’Artaxerxès, ce roi perse du Ve siècle avant J.-C. dont il n’y a aucune raison de croire qu’il fut moins immonde qu’Assurbanipal, l’Assyrien du VIIe siècle que des images triomphales montrent crevant personnellement les yeux de files d’ennemis mèdes enchaînés. Voilà de vrais méchants, dont l’Histoire se gargarise en vantant leur raffinement en matière d’art. Ils ont eu quelques successeurs, notamment au XXe siècle, tous assez doués intellectuellement (de ruse, de bassesse, de croyances ineptes aussi, enfoncées dans le caillou, ce qui, sur un certain point, les apparente à telle ou telle classe d’authentiques cons dont cependant les sépare au moins cette domestication de la crétinerie inhérente à tout homme et qu’une part d’eux-mêmes a transcendée dans l’intelligence minimale d’un Hitler, d’un Staline, d’un Mao, ce qui empêche de les qualifier de méchants cons).
Que dire des pigeons de Persépolis, du Colisée, des temples aztèques à degrés, qui, au nom de la beauté monumentale (très discutable) de ces emblèmes de la tyrannie, ne voient pas les ruisseaux de sang et de sanie dont ces affreuses pierres sont inondées ? Que ce sont des cons inconscients taillés dans la masse et que l’honnête homme – pour ne rien dire de l’honnête femme appelée à le supplanter – leur préfèrera toujours, vaille que vaille, le con de base quand il est mû par la bonté, ce pur sentiment non de compassion évangélique suspecte (on a trop massacré au nom de tous les évangiles), mais bien de peur animale et de solidarité de peau devant la souffrance et la mort, qui fait que merde alors ! ce qui risque de blesser physiquement autrui (laissons de côté, je vous prie, les maux de l’esprit et du cœur, jamais irrémédiables), je le ressens d’abord dans mon propre corps et le rejette autant que je le puis.
Un peu d’imagination bestiale permet cette solidarité basique sans laquelle tout humain est un bourreau potentiel. Et même les cons définitifs, ceux auxquels un zeste d’intelligence intuitive fait défaut, qui les aiderait à penser, même ces endormis peuvent reculer, poil hérissé, devant le dégât matériel qu’on inflige au corps adverse. Le faible d’esprit peut-il faire le mal ? Assurément, en particulier lorsque le méchant détenteur du pouvoir l’y engage ou l’y contraint. Mais le méchant, lui, possède toujours une lueur d’intelligence abominable. Mala suerte !
Vivent donc les cons, dont nous sommes. Dans certains contextes favorables, ils peuvent espérer échapper à l’Enfer de la méchanceté.