Étrange destin que celui des livres d’Yves et Ada Rémy, salués lors de leur parution et réédités, mais peu lus. La petite maison Dystopia Workshop poursuit son remarquable travail en rendant disponible La Maison du Cygne (Grand Prix de l’Imaginaire 1979). Ce roman envoûtant qui prend les accents du conte et de la fable lie puissance d’invention, finesse dans l’évocation du quotidien et spéculation sociopolitique. Il marque aussi la fin d’une époque, celle de la croyance à la force du collectif.
Yves et Ada Rémy, La Maison du Cygne. Dystopia Workshop, 256 p., 19 €
La Maison du Cygne commence comme un conte auquel on se laisse prendre en lisant les lignes inaugurales d’Yves et Ada Rémy : « Alors en ce bas monde apparut au grand jour sur la piste du Sud, aux confins de Bir-El-Kzaïm, un vieux camion. Alors commencèrent l’histoire et la conspiration des Enfants du Castel. » Dans le désert de Mauritanie, en l’un des endroits les plus vides et les plus paisibles de la planète, un homme arrive, accompagné de douze serviteurs muets. En un lieu appelé El Golem, il fait remettre en état un vieux fort perdu au milieu des sables. Le nom est évidemment significatif : l’homme est un « Maître », un « Recteur », bienveillant et attentionné, mais dont la tâche est d’éduquer vingt-cinq enfants de toutes origines dans un but bien précis : en faire des êtres exceptionnels, à la fois développant des facultés surnaturelles et unis par leur appartenance à une communauté élevée en vase clos.
Les enfants trouvent dans leurs camarades leur société. Ils apprennent par le jeu, par l’expérience, en étant surtout invités à approfondir leur faculté d’observation, leur perspicacité. Car, très vite, il paraît évident qu’un danger menace, qu’une ombre pèse sur leur île idéale. Au fil des années, certains meurent ou disparaissent. Il apparaît peu à peu que les enfants du Castel sont pris dans un affrontement qui les dépasse, celui entre la Maison du Cygne, qui les élève, et la Maison de l’Aigle, qui tente de les éloigner d’El Golem. Ces deux camps sont symboliques autant que concrets : ils désignent des races extraterrestres antagonistes issues des constellations du même nom : « L’une favorise l’épanouissement de l’individu, l’autre le triomphe de la communauté ».
La première partie du livre, qui raconte l’éducation des enfants au sein d’un groupe heureux, est paradoxalement marquée par une atmosphère funèbre et élégiaque. Même si les disparitions sont peu nombreuses, chacune est une défaite pour le Cygne. Elles paraissent aussi inévitables que désastreuses. Insidieusement, avant même qu’on sache exactement de quoi il est question, le projet de la Maison du Cygne semble tendre vers l’échec.
Petit à petit, dans le regard des enfants, le Maître aimé et les Ordonnateurs du projet perdent de leur perfection. À l’adolescence, quand il leur est révélé qu’ils vivent une vie parallèle dans le monde réel, la fin du Castel devient inévitable. Le mensonge fait douter de l’ensemble de ce système qu’est la communauté d’El Golem. Mais la vérité aurait également signé son abandon. Les enfants ont été élevés pour une tâche qui impliquait dans tous les cas leur retour dans le monde réel.
La justesse du roman, c’est qu’enfance et utopie coïncident. Les fins simultanées de l’une et de l’autre se renforcent. Le nécessaire arrachement à l’enfance marque l’échec de l’utopie. L’univers de l’enfance, les rapports entre éducateurs et éduqués étant exprimés avec finesse et sensibilité, la douleur de voir éclater la bulle harmonieuse que devaient former les jeunes gens n’en est que plus grande.
La deuxième partie du livre se déroule dans un cadre – légèrement – futuriste, qui rappelle pourtant furieusement les années 1970. Le personnage principal, Passy, aussi appelé François, va y mener une quête identitaire correspondant aussi bien à son âge – seize ans – qu’à sa situation, celle d’avoir été élevé par une mystérieuse organisation qui lui a caché pas mal de choses. Le monde extérieur qu’il traverse se révèle au diapason de sa crise intérieure.
Passy se lance dans un voyage rappelant les équipées initiatiques des années 1970, mais raconté sans aucun idéalisme. Accompagné de Raphaël, SDF interlope qui lui est mystérieusement attaché depuis sa plus tendre enfance, il part pour le sud de la France les poches vides. Il fait du stop, rencontre un couple de « nus-pieds » cultivateurs de pavots et adeptes de l’amour libre. Ceux-ci, loin d’être des initiateurs sympathiques, sont présentés comme des agents de l’Aigle chargés de dévoyer l’adolescent. Ce sud, hanté de « jeunes gens misérables et guenilleux en rupture de société » qui « régressaient avec orgueil », comme de touristes sans gêne, prend l’allure d’un carnaval cauchemardesque, d’un chaos à l’image de la confusion qui agite Passy. Autour du château cathare de Quéribus s’étend un improbable parc d’attractions, moyenâgeux et décadent, baraques à monstres et tirs à la pipe entre lesquels Passy se débat avec lui-même pour savoir ce qu’il est : un illusionniste immature et égotiste, « un petit cygne malade » manipulé par « une Maison tyrannique », ou un être exceptionnel forgé afin de sauver la Terre et l’humanité de l’abîme qui, pour être lointain, s’annonce ? Quéribus est le Castel inversé, à l’opposé de l’ordre, de la sobriété et de l’harmonie d’une société idéale mais sans doute impossible. En un renversement fécond, les néo-hippies du roman sont présentés comme une facette de l’individualisme exacerbé, autant que la marchandisation ou le jeu généralisé – quand on n’a plus assez d’argent pour se payer un hot-dog, on peut tenter de le gagner à la roulette. Le héros trouvera ses réponses dans une autre scène étonnante et hystérique, à une « rifle » spectaculaire – cette loterie traditionnelle de la région de Perpignan – où l’on mise des journées de corvée obligatoire.
Les thèmes du double et de la manipulation prennent de plus en plus d’importance, parallèlement à la triple difficulté pour l’adolescent de se connaître et de décrypter ce qui se cache derrière El Golem et de comprendre une société chaotique. À mesure que le trouble monte en lui, la nostalgie pour le Castel perdu se fait plus forte. L’écriture fluide des Rémy, fondant dans une même coulée l’intime et le cosmique, la description d’un appartement suranné et les vertiges de la perception, sautant de l’humour à la gravité d’une phrase à l’autre, rend magnifiquement ce sentiment. Dans la deuxième partie du roman, le lecteur éprouve lui aussi la nostalgie du Castel, sans doute parce que le sentiment évoqué est universel : le regret de ce qui est perdu parce que c’est perdu, avant toute autre raison.
On retrouve dans La Maison du Cygne la faculté remarquable des Rémy de mêler à un cadre familier à peine retouché quelques éléments insolites qui suffisent à lui donner une profonde étrangeté. Ainsi, dans Les soldats de la mer, livre culte cinq fois réédité depuis 1968, une société correspondant largement à l’Europe napoléonienne se voit peu à peu décalée, au fil de nouvelles formant un ensemble, vers un monde onirique. Quant au Mont 84, superbe roman noir paru en 2015, également chez Dystopia, certaines scènes s’y déroulent dans un petit village qui pourrait être n’importe où en France, d’autres relèvent du polar urbain, du western ou du roman d’aventures exotiques, d’autres encore de la science-fiction cyberpunk ou apocalyptique. Le tout devenant un objet original.
Autre élément résiduel des années 1970 dans La Maison du Cygne, roman d’anticipation : pour diriger le monde, le héros doit intégrer une sorte de super ENA, une école installée en France et formant la haute administration onusienne. Non une business school à Harvard ou une start-up à Stanford. Tout en laissant ouverte la possibilité que le plan du Castel fonctionne, la fin du livre présente sa réussite comme très improbable : il s’agit bien du constat de l’échec d’une idéologie fondée sur l’action collective et le souci du plus grand nombre, mais dirigée d’en haut par quelques êtres supérieurs.
À partir d’images simples – un château de sable comme cadre à la fois de l’enfance et de l’idéal, et son envers chaotique comme représentation du monde –, Yves et Ada Rémy ont construit un roman tenant du conte, de la fable et de la dystopie légère, à la fois caractéristique d’une époque et intemporel par la puissance de la nostalgie, celle de l’enfance aussi bien que de la société idéale.