Les éditions Nous publient à trois mois d’intervalle deux ouvrages qui trouvent ensemble une résonance toute particulière. En mars dernier, Jacques Roubaud nous donnait à lire son journal de traductions Traduire, journal, retraçant dans l’ordre chronologique ses traductions de poèmes entre les années 1970 et 2000. Formidable anthologie personnelle, on y comprend notamment son goût et sa connaissance de la poésie moderne américaine, de Zukofsky, George Oppen à Gertrude Stein, en passant par Charles Reznikoff, dont le magnifique recueil Inscriptions est aujourd’hui pour la première fois édité en France, et traduit par Thierry Gillyboeuf. Traduire, journal et Inscriptions s’éclairent alors l’un l’autre.
Jacques Roubaud, Traduire, journal. Postface d’Abigail Lang. Nous, 364 p., 25 €
Charles Reznikoff, Inscriptions. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Thierry Gillybœuf. Postface d’Emmanuel Laugier. Nous, 154 p., 18 €
« La poésie de Charles Reznikoff rallume ces voix éteintes depuis un siècle, comme de petites lampes sur la carte des États-Unis », écrivait Jacques Roubaud dans « La tentative objectiviste », article paru dans la Revue de littérature générale (P.O.L) en 1996. Après sa traduction en 1981 d’un fragment du recueil Témoignage [1] de Reznikoff, Jacques Roubaud contribuait alors à rallumer la voix du poète américain, presque éteinte en France, et avec lui celles des poètes modernes des États-Unis, alors peu traduits et peu connus en Europe. Ce travail d’éclaireur du continent américain est aujourd’hui particulièrement visible dans son ouvrage Traduire, journal qui en propose une belle traversée. Datées de 1977, ses traductions des poètes objectivistes rassemblent Charles Reznikoff, Carl Rakosi, Louis Zukofsky, ou encore George Oppen. « Traducteur-passeur », Roubaud révèle un travail continu de « défrichage des champs inexplorés » pour reprendre les termes d’Abigail Lang qui signe la postface du livre. Traduire, journal souligne aussi l’attachement de Roubaud à « l’anglais des USA (mais pas l’anglais mac-do) » selon son expression, et surtout, son attirance pour une poésie qui porte en elle une mémoire de la langue.
Le travail de traduction de Jacques Roubaud – en perpétuel mouvement comme l’indique l’infinitif du titre – éveille cette mémoire. Les poèmes traduits de Reznikoff, Zukofsky, Gertrude Stein, Dante, Mina Loy, mais aussi des troubadours ou de Jacques Roubaud lui-même, font entendre ce qu’il nomme dans sa préface « l’autre langue ». Anglais, ancien français, japonais médiéval, français, frenchglish, l’autre langue revêt divers visages, vifs et épurés. Hormis la courte présentation de Roubaud et la postface dense d’Abigail Lang qui relève trois grandes influences de ce journal de traductions (le linguiste Evgueni Polivanov, le poète Ezra Pound, l’écrivain Chklovski), les poèmes traduits en français apparaissent à nu, sans note, ni explication du contexte ou de la méthode de traduction. Seules les dates apposées à droite des poèmes livrent un indice temporel. Ils ouvrent ainsi la possibilité d’imaginer et d’entendre résonner en toute liberté cette autre langue. Le journal de traductions se fait alors anthologie personnelle de ce qui constitue, pour Roubaud, la confrontation continue au cours de sa vie à l’autre langue, cet ailleurs à la fois géographique, temporel et linguistique. Traduire, journal ouvre la voie à une lecture libre, en tous sens et en mouvement, reflétant ainsi la familiarité de Roubaud avec cette altérité.
Si, comme il l’évoque dans Poétique. Remarques : « La poésie dans une langue a affaire à d’autres langues », ce sont aussi ces autres langues que l’on entend résonner dans la poésie de Reznikoff. Dans le magnifique ouvrage Inscriptions, qui rassemble deux recueils, Çà et là et Inscriptions, la langue biblique et originelle (l’hébreu), les langues maternelles (celle de sa mère : le russe ; la sienne : l’anglais) et les langues de ces voix américaines jusqu’alors éteintes, anonymes et étouffées, retentissent en filigrane. Charles Reznikoff réunit ces voix et les confronte les unes aux autres grâce à une grande variété de processus de composition identifiés avec efficacité par Emmanuel Laugier dans sa postface : prélèvements, montages discontinus d’éléments, pratiques sérielles, juxtapositions de propositions sans mot de liaison… Les langues ainsi rapprochées les unes des autres rappellent avec force la conviction de Roubaud selon laquelle la poésie est avant tout mémoire de la langue. Ainsi, lorsque Reznikoff reprend les magnifiques Odes à Sion du rabbin, philosophe, médecin et poète séfarade Juda Halévi, c’est cette pluralité de langues, entre l’hébreu, l’anglais et désormais le français que l’on peut entendre à travers ces vers qui évoquent le déplacement territorial, le déchirement entre deux espaces, deux cultures et deux langues : « Mon cœur dans l’Orient / et moi dans le lointain Occident : comment puis-je goûter ce que je mange ou le trouver doux / pendant que Sion / est dans les rets d’Edom et que je suis / pieds et mains liés par les Arabes ? »
La nostalgie et la mélancolie animent tout le recueil Inscriptions. Ainsi, le fameux Kaddish (traduit également, par une heureuse coïncidence, par Roubaud dans Traduire, journal), écrit lors de la maladie et de la mort de sa mère, retentit dans l’ensemble de l’ouvrage : « « J’ai été très malade mais je vais mieux – je crois. » / Ta voix, étrangement profonde, tremble ». Les voix et les corps de la mère et du fils se confondent. La voix fragile de la mère rejoint celle du poète qui semble reproduire son tremblement et le battement d’une fin de vie dans la syntaxe syncopée du Kaddish traduit ici par Thierry Gillybœuf : « le jour de ta mort : / nous n’avons pas besoin de ces bagatelles / entre nous — / prières, mots et bougies ». Dans son journal, Roubaud traduit autrement ce dernier vers. On peut en effet s’amuser à comparer les traductions de Roubaud et de Gillybœuf à quarante ans d’intervalle pour remarquer la grande subtilité de la traduction de Gillybœuf et la grande liberté créative de Roubaud. Ici, Roubaud reproduit plus précisément la parataxe et manifeste une grande attention à sa composition spatiale sur la page, qui laisse place au blanc et au silence : « prières mots lumières ». On perçoit là son attention au « subtil échafaudage rythmique », selon l’expression de Roubaud citée par Abigail Lang.
Le recueil Going To and Fro and Walking Up and Down, élégamment traduit par Thierry Gillybœuf en Çà et là, laisse tout particulièrement entendre les émotions des corps. C’est dans cette partie que l’on peut lire les premières tentatives testimoniales de Reznikoff. Dans son article sur Reznikoff, Roubaud évoque les « morceaux de langue » prélevés par Reznikoff. Si le terme de « prélèvement » rappelle une méthode scientifique, l’expression « morceaux de langue » laisse entendre la corporéité du langage, sa dimension physique. Il s’agit pour le poète d’effectuer une coupe dans la langue de l’autre, un découpage pour mieux faire advenir, au creux de cette discontinuité, une émotion.
Ainsi, le magnifique poème de « Témoignage » dans Ça et là, évoquant la jeune Amélia dans son atelier de reliure et ses cheveux pris dans la relieuse jusqu’à la blessure du crâne, fait écho à cette dimension corporelle du témoignage : « Elle se tenait à la table, ses cheveux blonds tombant sur ses épaules, / “bricolant” pour les brocheuses, Mary et Sadie / […] Elle a senti ses cheveux être pris en douceur ; / elle a mis la main et senti l’axe qui continuait de tourner, / ses cheveux pris dedans qui s’enroulaient autour ». Le matériau même du poème fait écho à la démarche du poète qui découpe un matériau d’archive, instaure une discontinuité pour créer de nouveaux liens, « bricole » à son tour de nouvelles reliures poétique au sein d’un témoignage pour faire émerger une émotion. Ici, la chute du poème est saisissante de netteté : « jusqu’à ce que son scalp soit arraché net du crâne / et que le sang lui dégouline sur le visage jusqu’à mi-corps ».
Lire ensemble Traduire, journal de Roubaud et Inscriptions de Reznikoff suscite les plus belles interrogations au sujet de la traduction. Reznikoff s’y confronte à l’Ancien Testament, à la grande Histoire, mais aussi aux voix anonymes et ordinaires des autres. Il traduit le proche et le lointain, le semblable et l’étranger, et fait alors entrer en poésie « un jeu d’échelles par lequel on voit mieux » (Emmanuel Laugier). Jacques Roubaud, dans une liberté presque similaire à ses récents Brouillons de prose, fait entrer à son tour ce jeu d’échelles, des poètes objectivistes à la poésie médiévale, qui devient, comme pour Reznikoff, un subtil et réjouissant jeu de langage. Les lire ensemble, c’est sans nul doute amplifier encore un peu ce jeu d’échelles par lequel on voit mieux dans chacun de ces deux magnifiques ouvrages, çà et là.
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Charles Reznikoff, Témoignage, traduit par Jacques Roubaud, P.O.L, 1981 (épuisé). Retraduit par Marc Cholodenko, P.O.L, 2012.