Demain, qui sait, nous serons libres

Le quatrième et remarquable dernier volume des Lettres de Samuel Beckett s’ouvre sur l’année 1966 où Beckett travaille à l’adaptation de Comédie avec Marin Karmitz  — Delphine Seyrig, Michael Lonsdale et Eleanor Hirt, vont enregistrer le texte, puis s’attacher à en accélérer le rythme). Et se clôt quelques mois avant sa mort en décembre 1989.


Samuel Beckett. Lettres IV (1966-1989). Trad. de l’anglais (Irlande) par Gérard Kahn, édité par George Craig, Martha Dow Fehsenfeld, Dan Gunn et Lois More Overbeck. Gallimard, 960 p., 58 €


Épistolier infatigable (15 000 lettres répertoriées), Beckett, rétif au téléphone, ne supportait ni le ton, ni l’enregistrement de sa voix : « j’ai une inhibition qui m’empêche d’enregistrer ma voix & je n’arrive pas à la surmonter ». Il se montre attentif aux autres, soucieux de leur existence, des vicissitudes matérielles qui peuvent être les leurs et qu’il cherchera tacitement à réduire, autant que faire se peut. Il assiste à la mort de tous les amis qui comptent, pourtant « disparaître est la seule véritable consolation ». Pour lui qui note, pudiquement, « de quoi s’agit-il, dans le fond, pour nous tous, depuis la ligne de départ, si ce n’est d’en avoir fini avec ça ? ».

Entre l’apogée d’une notoriété à laquelle il cherche à se soustraire, à savoir l’attribution du prix Nobel en 1969, et le déclin, « il faut croire qu’il y a quelque chose de vrai dans ce qui se dit. L’âge transforme certains vieux cochons en ermites », Beckett aura écrit : Pas moi (1972), Pour finir encore et autres foirades (1976), Catastrophe (1982) et Cap au pire (1983).  C’est un « travail de forçat & peu de réconfort » concède-t-il, celle où l’habitude, la « grande sourdine », est devenue l’activité essentielle, de celles qui dispensent (avec difficultés souvent) rigueur et vertu au Protestant qu’il demeure.

Ses pièces sont jouées en Europe, et même derrière le rideau de fer. En attendant Godot entre au répertoire de la Comédie-Française – ce qu’il avait d’abord refusé car « la pièce demandait de rester sans attache ». Il est sans cesse sollicité, mais consent à l’être de plus en plus : « Mettre en scène ses pièces à droite et à gauche, dans les trois langues, il y a pire comme fin de vie », écrit-il depuis Berlin à son amie Jacoba van Velde, la sœur du peintre néerlandais Bram van Velde, qui est aussi l’une de ses traductrices. « Strictement rien d’intéressant à raconter » répète-t-il. « Ci-joint à défenestrer »…

Samuel Beckett. Lettres IV

On l’imagine, écrire des lettres c’est également travailler. C’est faire œuvre activement, autrement. C’est parvenir à se mettre dans la disposition du travail en cours, dans sa continuité. C’est accéder à ce travail qui réconforte, gratifie parfois le « mineur de fond » devenu sédentaire, stoïque, malgré la déchéance progressive, où l’ironie mordante excelle, jusque dans la notation désespérée, « la carcasse se traîne par mont et vaux. Un œil mi-clos la suit de loin ».

« Avez-vous jamais haï une conjonction ? si oui, vous comprendrez ce que je ressens à propos de “jusqu‘à ce que” » précise-t-il en 1976 à Herbert Myron, en soulignant discrètement combien la limite dans le temps, ou l’incertitude d’une finalité lui est insupportable.

Il s’oppose de milles façons à toute publication biographique le concernant, car il a « subi » celle de Deirdre Bair en 1978. Ainsi, écrit-il en 1972 à James Knowlson, qui deviendra ensuite
son biographe (en 1996) : « Pour ce qui est de la biographie, je suis franchement contre. Il y a des vies qui valent la peine d’être écrites, la mienne sans intérêt en soi ni rapport avec l’œuvre n’en fait pas partie. Je sais qu’il n’y a rien que je puisse faire pour l’arrêter (ou les arrêter) & qu‘il ne faut pas s’attendre là à l’exactitude & à la discrétion que vous, vous apporteriez. J’ai néanmoins décidé de ne collaborer en aucune façon, ni d’encourager mes amis à collaborer, à une quelconque entreprise de ce genre. Je suis soulagé à la pensée que ce refus vous épargnera un travail aussi déraisonnable & ingrat et vous laissera libre pour quelque chose qui en vaille la peine pour vous. »

Il comprend progressivement que son œuvre lui survivra. « Les choses continuent limpides, énormes, envahissantes. Pas de place et bien sûr pas de temps. » Peu avant de s’éteindre, il écrit en 1989 à Nicholas Shakespeare « Cher Monsieur Pardon pour le retard à répondre (…). J’étais à l’écart. D’ailleurs, je le suis toujours. À l’écart aussi de la lecture toute l’année. Juste des babioles et des petits riens ici ou là. Plus de riens que de babioles et plutôt là qu’ici. Peu de plaisir. »

Des Lettres de Samuel Beckett à lire impérativement, pour tous ceux qui souhaitent connaître « l’art oublié de se tenir sur [s]es pieds » !

Tous les articles du numéro 60 d’En attendant Nadeau