Quelques personnes assises sur une pelouse, à l’ombre des arbres, et au fond un bâtiment en brique. C’est le campus d’une université américaine et c’est, en apparence, une situation idyllique : Hector a obtenu un poste en Caroline du Nord. Sylvie, son épouse, et Lester, leur fils, sont du séjour. « La chance de leur vie », annonce le titre du nouveau roman d’Agnès Desarthe : on parlera ici d’antiphrase, une des figures propres à l’ironie.
Agnès Desarthe, La chance de leur vie. L’Olivier, 304 p., 19 €
Ironie puisque, dès le voyage en avion vers les États-Unis, Lester annonce à ses parents qu’il veut s’appeler Absalom Absalom, prénom répété qui n’est pas sans rapport avec le roman de Faulkner. Il prie parfois pour qu’on protège ses parents, et on comprendra bientôt de quoi et pourquoi. Le garçon a quatorze ans, il se sert des Confessions de saint Augustin pour se faire les biceps (mais il a aussi lu l’écrivain) et la précision de son discours est plus inquiétante que les propos souvent maladroits, vaguement formulés, des jeunes de son âge. Sa mère, que l’on suit tout au long du roman, avec qui l’on voit et sent, en est assez troublée : « C’est la génération des initiés, se dit-elle sans réfléchir. Ils ont tout vu, tout appris, ils savent avant d’avoir vécu, ont voyagé avant d’être partis. » L’une des trames de l’intrigue repose sur ce garçon qui exerce sur ses camarades ou voisins une énorme influence. Au point de créer des situations dramatiques sur lesquelles nous serons peu diserts. Lire Agnès Desarthe, c’est d’abord succomber aux charmes du romanesque, et de l’ambiguïté.
L’autre dimension du roman a quelque chose de plus évident : on est sur un campus américain. Hector est professeur de philosophie et poète. La narratrice le présente, à travers quelques phrases : « Il souriait. Il était fier. Quelque chose était arrivé dans sa vie. Il avait été nommé. Il avait été élu ». L’asyndète est révélatrice ; il pose en majesté. Il a de la prestance, de l’élégance et du charme. Deux professeures n’y seront pas insensibles. Mais comme l’essentiel est perçu par Sylvie, nous nous sentons complices de cette femme qui semble d’abord perdue aux États-Unis, comme elle est perdue dans une existence aux contours flous. Elle est devenue mère sur le tard, approche désormais les soixante ans et se laisse appeler « bébé » par son époux : « Elle aime être sa petite, son bébé, cela lui permet de voyager à travers les âges, d’échapper aux classifications. Elle peut être à la fois la grand-mère de son propre fils, et le bébé de son mari. Elle ne s’est jamais sentie femme mûre, femme-femme. » Les personnages baignent dans une atmosphère à la fois familière et étrange. Le trio s’installe dans la belle demeure qu’il doit habiter, et fait connaissance avec quelques locaux qui se piquent d’être (ou sont) francophones. Tous trois prennent les habitudes de cet espace résidentiel qui semble paisible. On fait ses courses au supermarché, croisant des femmes au profil incertain : « Elles sont jeunes et épuisées. Enlaidies par la fatigue et l’hybridation inextricable de leur vie. » Dans l’écriture de la narratrice, beaucoup repose sur le double, la dualité, l’apparence et la réalité, mais aussi le détail qui révèle un ensemble. Rien n’est jamais anodin, et on lit avec plaisir et inquiétude, les deux sentiments mêlés, constamment.
Ce d’autant que les personnages sont présentés dans le moment qu’ils vivent et à travers leur passé. Sylvie a l’air d’arriver de nulle part, de n’avoir aucun ancrage. Hector est un riche fils de famille. Edwina, sa mère, est mariée à John, un banquier très occupé. Ils habitent le septième arrondissement, et, à la première rencontre avec Sylvie, la mère d’Hector ne mâche pas ses mots quant à ce « pot à tabac » qui détonne par rapport aux précédentes compagnes du fils. Edwina a une certaine idée des conventions ; John, une autre, qui voit en Sylvie une « femme des cavernes », sans que ce terme soit péjoratif ou dégradant. Dans une scène troublante, il examine sa belle-fille, pas tant en voyeur qu’en esthète intrigué par un corps qu’il comprend mal. Bien plus tard, Lester surprendra sa mère dans une autre scène – sorte de tableau vivant imitant Le combat de Jacob avec l’ange de Rembrandt. L’épisode n’est pas choquant ni indécent ; il dérange.
Le regard et la vision, parfois le voyeurisme, jouent un rôle important dans le roman. Une panne de machine à laver est un événement banal. Ce qui a provoqué la panne, une sorte de méduse qui bloquait le moteur, permet à Sylvie de comprendre ce qui lui arrive. Plus tard, de nuit, dans une forêt, elle voit Lester parler à ses disciples comme un gourou ou un chef de secte. Elle entend à peine, comprend mal ce qu’il en est, la population locale se chargera de le lui dire, à la manière américaine.
Cette Amérique-là, on la connaît et elle surprend toujours. Elle est fascinée par le sexe et effrayée par lui. Elle est prête à élire un menteur – Astrid, une habitante du coin, dit son enthousiasme pour Trump – mais elle est soucieuse de vérité. C’est même le but de Jhersy Gonçalves, un universitaire, quand il montre à Sylvie Hector avec Caridad, l’une de ses amantes. L’épouse dupée lui demande quel est son but : « Mon but ? Mais je n’ai aucun but. Je n’ai aucun intérêt personnel là-dedans. C’est simplement la vérité. Je veux que l’on connaisse la vérité. Je trouve qu’un monde sans mensonge est un monde meilleur. » Lorsque Lester se trouvera au cœur des accusations et des soupçons, ce monde meilleur trouvera ses hérauts, et le comportement du jeune garçon rendra obligatoire un retour anticipé.
Retour dans une France qu’on aura vue de loin : celle du 13 novembre 2015, quand Zlatan, le serviteur d’origine yougoslave qui travaillait au service de Sylvie et Hector, est blessé, ainsi qu’un ami de Lester. L’enfant et sa mère parlent de cet événement, de la violence qui déferle, comme deux adultes. Une parenthèse se ferme ; pour Lester, habitué à la fureur comme Zlatan l’a été de très près dans son pays natal, rien de très étonnant : « Le monde est sans mystère pour nos enfants, songe Sylvie effrayée. Ils ne croient ni au Père Noël, ni aux choux, ni aux roses. Ils croient ce qu’ils voient et ils voient tout. » Pour elle, c’est moins évident. Elle a vécu les années 1970, les guerres se déroulaient loin, et souvent sur l’écran de télévision. Mais on ne voyait pas tout, ou on n’y croyait pas vraiment.
Et la guerre ne se déroule-t-elle pas, d’une certaine façon, dans la vie quotidienne ? La vie à deux, par exemple, n’est-elle pas une guerre silencieuse, une guerre d’usure ? « On craint de faire du mal à l’autre, de le déranger, de le contraindre, alors on se déforme soi-même pour mieux adopter ses contours, et, pendant ce temps-là, l’autre fait pareil et on devient deux déformations qui se meuvent côte à côte, inséparables. »
La chance de leur vie est un titre qui pourrait devenir « la chance de sa vie ». Sylvie rencontre la sienne dans un atelier de céramique, en apprenant à fabriquer des objets que Lauren, responsable de l’atelier, vendra. Mais, plus que des objets, Sylvie « se fabrique » : « Tout d’un coup, Sylvie sent monter en elle une envie qui la terrasse. Pareille à un rongeur débusqué dans sa cache, elle revoit entièrement son itinéraire, son parcours, ses besoins. À toute vitesse. Dans un sursaut de survie. Et elle sait alors exactement ce qu’elle va faire avec la terre. »
Ce roman est un feuilleté ; il superpose, croise, mêle les trames ou les pâtes, pour prolonger une métaphore qui convient à l’auteure de Mangez-moi. Un détail, et c’est un monde. Par exemple, ce qui unit Sylvie et Hector, au-delà de ce qu’ils vivent sur ce campus de Caroline : le petit triangle relevé d’un col de chemise.