Copier-créer

C’est une jeune femme, Paula, et elle descend les escaliers à toute vitesse, rue de Paradis, à Paris, pour rejoindre Kate et Jonas, les deux amis avec qui elle a étudié à Bruxelles l’art du décor, l’art du trompe-l’œil et de l’illusion. Mais la vie n’est heureusement pas une illusion et ils la vivent en passionnés. Un monde à portée de main, nouveau roman de Maylis de Kerangal, raconte leurs débuts dans la vie.


Maylis de Kerangal, Un monde à portée de main. Verticales, 288 p., 20 €


Les romans de Maylis de Kerangal décrivent des aventures collectives. On sait l’accueil qu’a reçu Réparer les vivants et, pour situer ce nouveau roman, on peut aussi rappeler Naissance d’un pont. Dans les deux romans cités, des humains sont à l’œuvre, au travail, ensemble. Ils agissent dans des univers complexes. Tout s’enchaine ou doit s’enchainer, presque harmonieusement.  Ici, c’est différent : Kate et Jonas apparaissent et s’éloignent dans l’espace, avant de revenir. Celle qui est au cœur du roman est Paula Karst : « Karst, un nom de paysage, un nom qui fait voir l’érosion du temps, le creusement de la pierre, les rivières souterraines, les galeries obscures et les chambres ornées dans un sol calcaire ». Elle s’est un peu cherchée, après le lycée, avant de choisir l’école d’art rue du Métal, au centre de Bruxelles. Guillaume et Marie, ses parents, l’ont aidée, même si, pour son père, apprendre à peindre des décors ou concevoir des trompe-l’œil, c’est surtout copier. Idée que la professeure, cette dame au col roulé noir qui indique les règles, donne le programme et donc impose d’énormes contraintes, mettra bientôt à mal, y voyant « une aventure sensible qui vient interroger la pensée, interroger la nature de l’illusion et peut-être même […] l’essence de la peinture ». Paula, Kate, Jonas et leurs camarades, tout au long de ces six mois d’études intenses, apprennent à voir. Donc à distinguer, et à toucher. La narratrice énumère les types de marbre, fait la liste (poétique) des noms de couleurs, présente les objets dont on se sert dans ce métier qui allie la technique la plus rigoureuse et un sens artistique certain, et d’abord cette main qui est le premier outil. D’ailleurs, au terme du cycle, Jonas décide de changer de voie et de devenir peintre, tout court, quand ses camarades travaillent sur les chantiers les plus divers.

Maylis de Kerangal, Un monde à portée de main

© Jay Galvin

Paula sort de son enfance, de ce cocon protecteur dans lequel l’enferment encore ses parents, souvent occupés à cuisiner ensemble, sortant peu, recevant rarement, heureux à deux. Ce qu’on sait d’elle ? Elle louche. Son strabisme, une maquilleuse de Cinecitta devenue son amie le mettra en valeur, façon de fabriquer un trompe-l’œil, au sens littéral. Et puis elle a un « mec », dont elle se débarrassera promptement avant de partir à Bruxelles. La narratrice évoque l’appartement de la rue de Paradis, la chambre de la fille unique et chérie, l’attention du couple à son égard, et ce microcosme est en soi attachant. Quelques rares retours en arrière, moments de crise, montrent les faux plis de toute enfance, les accrocs qui déchirent le tissu familial. Guillaume, à l’apparence si lisse, en a connu un, enfant. Pour la jeune fille, le monde reste à portée de main, à ceci près que la main n’a pas encore bougé. Paula sent la limite : « La rage pas encore. Peut-être simplement l’idée de secouer la vie ». Elle le fera à Bruxelles et avec une ardeur, une débauche d’énergie, que l’écriture de Maylis de Kerangal rend à travers ses longues phrases légères, comme volantes. Dire « longues phrases » ne signifie en effet rien si on ne parle pas de la fluidité, de l’élan qui les porte ou les transporte. Des phrases qui sont à l’image des gestes du peintre, amples, vifs, puis appliqués, méticuleux. Assez semblable à ce que Paula apprend : « la vitesse du frêne, la mélancolie de l’orme, la paresse du saule blanc ».

Apprendre est une épreuve et oblige à des sacrifices. Manque de temps, fatigue, absence de toute vie personnelle, affective ou sociale : Paula est près de renoncer, de quitter l’école. Un jour, avec Kate et Jonas, elle se rappellera ses souvenirs d’« antihéros d’une épopée haletante et bouffonne ». Un « devoir » à faire la déstabilise. Jonas l’aide à connaître la roche dont est issu le cerfontaine, ce marbre qu’elle doit peindre. Connaître les marbres, c’est se donner une géographie. Au-delà de cette aide, Jonas lui permet d’entrer dans la matière qu’elle aura à maitriser. La parole de la professeure prend sens : « pensez à peindre avec vos glaciers intérieurs, avec vos propres volcans, avec vos sous-bois et vos déserts, vos villas à l’abandon, avec vos hauts, vos très hauts plateaux ». Elle retient la leçon, l’applique. L’école se transforme en « écosystème » ; la présence des autres n’est plus vécue comme une intrusion, mais comme un partage des savoirs et des émotions. Paula sait, et elle peut entrer dans le métier.

Maylis de Kerangal, Un monde à portée de main

Maylis de Kerangal © Jean-Luc Bertini

Une entrée difficile, incertaine, avec le retour rue de Paradis qui est « comme une arrière-saison sous la ligne de flottaison ». La narratrice, qui à travers deux « je » semble intervenir comme une déesse protégeant un héros grec, raconte ce début dans la vie. Précarité, instabilité, deux mots que Paula, « vulnérable », connait, comme « solitude », son lot. Maylis de Kerangal n’est pas ce que l’on pourrait appeler une romancière réaliste. Certes, elle traite du réel, de ce monde du travail que nous voyons ou devinons autour de nous, qu’il s’agisse d’un chantier, d’un hôpital ou d’un studio de cinéma, mais elle donne à sentir ce qui se joue chez les hommes et les femmes qui œuvrent. Et Paula est ici une image de la jeunesse qui voit le monde à portée de main sans encore pouvoir le saisir, « la cohorte des travailleurs nomades » corvéable à merci. Si les précédents romans de Kerangal montraient le monde des adultes, celui-ci met en lumière le monde des débutants qui doivent se débrouiller, avec toute l’énergie dont ils sont capables, avec le peu de savoir qu’ils acquièrent et surtout avec la souplesse qu’on exige d’eux, pour trouver leur place. Et on ne voit guère de romanciers qui sachent aussi bien montrer cette jeunesse-là. Une simple scène dans un train entre Bruxelles et sa lointaine banlieue suffit à nous toucher : un instantané, la vision de trois jeunes filles, met en relief toute la fragilité de ces presque enfants, rentrant d’une longue fête bruyante et agitée.

De chantier en chantier, Paula se fait un nom, trouve enfin sa place. Elle devient la signorina Karst à Cinecitta, les mythiques studios romains, dont la description fait rêver. Elle fabrique les décors de Habemus papam, de Nanni Moretti, reconstituant Saint-Pierre de Rome. Elle part à Moscou pour peindre les salles dans lesquelles on tournera Anna Karénine, roman qu’elle lit pour y trouver des échos de sa propre existence. Et puis elle entre dans le monde souterrain pour créer la réplique de Lascaux, et pénétrer dans les temps les plus anciens, quand copier c’était créer.

Maylis de Kerangal, Un monde à portée de main

Le roman de Maylis de Kerangal est touffu, dense, toujours en mouvement. La découverte d’une fresque peinte au XVIIIe siècle dans un hôtel particulier de l’île Saint-Louis pourrait en être un exemple : des animaux et une flore luxuriante apparaissent peu à peu, beauté simple, presque naïve, et l’on songe à ces peintures romaines qui naissent et disparaissent dans Fellini Roma. C’est soudain, cela émeut et on craint de ne plus jamais les voir. Dans Un monde à portée de main, l’épisode a ce même caractère éphémère.

On pourra regretter des passages un peu trop « documentaires », sur Lascaux justement, ou sur Cinecitta et ses décors multiples. Mais c’est aussi une part de l’art de Maylis de Kerangal et surtout un désir de partage. La romancière aime découvrir, aime nommer et ainsi faire connaître. Raconter l’histoire de la grotte, les enfants qui semblent jouer et révèlent au monde cette « Chapelle Sixitine du Périgourdin », cela fait partie de « l’élan Kerangal ». Ainsi voudrait-on appeler l’énergie qui traverse le roman, énergie qui porte les personnages, et transporte le lecteur.

Roman qui décrit la puissance de l’illusion, Un monde à portée de main rappelle également ce qui est au cœur du genre pratiqué par l’auteure. Au début, on décrit, on énumère, on copie la nature. Mais bientôt, avec la phrase, on crée son monde, on donne à voir et tout se transforme.

Tous les articles du numéro 61 d’En attendant Nadeau