Si vous aimez les films d’horreur, ne comptez pas trop sur Décapitées pour vous donner des frissons. L’ouvrage a beau être solidement documenté par des historiens sérieux – Élisabeth Crouzet-Pavant et Jean-Claude Maire Vigueur le soulignent plusieurs fois, et se considèrent comme une espèce en voie de disparition –, il ne vous apprendra pas grand-chose de plus que le résumé introductif sur l’exécution de ces trois femmes adultères, car les archives qu’ils ont passées au crible sont silencieuses, et les versions narratives de leur aventure tragique toutes sujettes à caution.
Élisabeth Crouzet-Pavant et Jean-Claude Maire Vigueur, Décapitées. Trois femmes dans l’Italie de la Renaissance. Flammarion, 430 p., 24 €
En bref, leurs époux les ont fait juger de manière plus ou moins sommaire, et exécuter séance tenante. Deux des accusées ont avoué, la troisième a nié, mais dans les trois cas la cause était entendue d’avance, l’un des époux avait même fixé avant l’ouverture du procès les rites d’enterrement réservés aux corps de la fautive et de son amant. Les trois épisodes se sont déroulés à quelques années d’intervalle au tournant du XVe siècle, dans trois villes voisines, alors que juridiquement l’adultère n’était pas passible de la peine de mort, et qu’aucune autre épouse n’avait subi jusque-là un tel châtiment. Élisabeth Crouzet-Pavant et Jean-Claude Maire Vigueur ne retiennent pas l’inceste parmi les charges retenues contre Parisina et Ugo, le fils de son mari, car, à leur avis, « rien ne laisse à penser que les contemporains aient considéré leur liaison comme incestueuse ». Si, tout le laisse penser, au contraire. Les prohibitions qui rendaient si difficile au commun des chrétiens de se marier ne se limitaient nullement aux liens de consanguinité : l’interdit portait sur tout lien d’affinité, y compris la parenté spirituelle avec un parrain ou une marraine.
Par le biais de ces trois affaires, les auteurs entendent aborder l’histoire des femmes sous un angle neuf et étudier « une part de pouvoir féminin que l’historiographie a ignorée jusqu’ici ». Leur « enquête policière », fondée sur une étude minutieuse des documents disponibles, a permis de reconstituer les conditions de l’emprise sur leurs villes des familles princières italiennes. Principaux protagonistes, à côté de leurs épouses Beatrice, Agnese, Parisina, trois chefs de clan, Visconti, Gonzague, Este, qui exercent leur autorité sur Milan, Mantoue et Ferrare, après avoir soumis ou éliminé les rivaux parmi leurs proches. Leur situation à chacun au moment des faits n’est pas équivalente : Filippo Maria Visconti, par exemple, est nettement plus avancé dans l’assise de son pouvoir que Niccolò III d’Este ou Francesco Gonzaga, le seul dont le nom soit francisé, sans explication, en Gonzague.
D’après les chroniques, ce Gonzague aurait écrit à tous les seigneurs auxquels il était lié par une parenté ou une alliance, et Niccolò d’Este à toutes les chancelleries d’Europe, pour leur annoncer la mort de leur épouse. Pourquoi cette publicité ? Là non plus, les archives ne donnent guère de réponses, et nos historiens sérieux se gardent d’émettre des hypothèses aventureuses – si ces lettres ont bien existé, car en fait il n’en subsiste aucune trace, silence qui permet de supposer qu’elles ont été supprimées. En tout cas, c’est l’occasion d’explorer le réseau très dense des relations interfamiliales et le volume considérable des échanges de correspondance, diplomatique, commerciale, intime. Les archives révèlent un vaste réseau d’alliances et de stratégies matrimoniales qui vise à renforcer le statut, la richesse et l’emprise territoriale du dominus. Concernant l’adultère, les pratiques locales varient et, plutôt que de sanctions, se préoccupent d’abord des conséquences sur le patrimoine en cas de séparation. Les peines, quand elles sont mentionnées, sont le plus souvent financières et incluent ou non le fouet.
L’ébauche des trois silhouettes commence par les conditions générales de l’enfance, les chances de survie, les fratries au sein des familles seigneuriales. La tribu des Visconti semble jouir d’une santé solide, qui résiste mieux que la moyenne à la peste noire. Les enfants y sont bien nourris, entourés de médecins et aussi bien soignés que les méthodes médicales de l’époque le permettent. Au moment où elle doit épouser Gonzague, quand une attaque de variole retarde le départ d’Agnese pour Mantoue de plusieurs semaines, les lettres échangées donnent dans le détail l’évolution de la maladie, les remèdes et le régime alimentaire préconisés. Elle guérit, mais son visage reste grêlé. Elle qui n’était pas très jolie l’est encore moins maintenant, aux dires de sa mère Regina, irritée de ces contretemps. Leur patrimoine immobilier allie puissance militaire et magnificence, tandis que de grandes opérations d’urbanisme contribuent au développement de Milan. Beatrice di Tenda, future épouse Visconti, grandit dans un cadre moins grandiose, sans doute à Pavie à moins qu’elle ne suive son condottiere de père dans ses pérégrinations, et se retrouve considérablement enrichie par les biens que lui a laissés son deuxième mari, Facino Cane. On sait très peu de choses sur Laura Malatesta dite Parisina avant son mariage à Niccolò III d’Este, sinon que la mort de son père, Andrea, l’envoie vivre chez son oncle Carlo à Rimini où la montée en puissance des Malatesta se confirme.
Ces trois jeunes filles, même cantonnées dans un univers domestique comme le voulait l’usage, « n’en participaient pas moins de la culture d’un monde singulièrement ouvert et mobile ». D’où l’on peut penser que ce qui causa leur perte, plutôt que l’adultère, c’est qu’elles aient pu prétendre participer à ce mouvement d’ouverture au lieu de s’en tenir à leur statut d’épouse du seigneur. Les hypothèses et l’exploration de la culture de l’époque se poursuivent, traités d’éducation, manuels de bonne conduite à l’usage des filles de haute naissance, florilèges de maximes sur les us des deux sexes, répartition des tâches et des devoirs, tout donne à penser qu’avant Isabelle d’Este il y avait en Italie des femmes très cultivées, mais elles restaient malgré tout des exceptions.
En règle générale, les négociations de mariage commencent très tôt entre les pères des intéressés et peuvent prendre plusieurs années. La volonté de grandeur apparaît dans le faste des noces, fêtes somptueuses, tournois, musique et danse, banquets, et dots impressionnantes. Un dossier exceptionnel permet de documenter le mariage d’Agnese, un mémorandum de quarante-huit feuillets rédigé par le chancelier du seigneur de Mantoue chargé d’organiser ces fêtes, depuis l’escorte qui va chercher la mariée à Milan et le contenu de ses seize grands coffres jusqu’au menu des banquets. Un autre de deux cents feuillets résume le programme des réjouissances. Avant même que les rois de France adoptent ce cérémonial, la mariée avance sous un dais, réservé jusque-là aux processions de la Fête-Dieu. Un protocole détaillé règle l’ordre des préséances entre Milanais et Mantouans, et le ballet des maîtres d’hôtel, pannetiers, échansons, soumis lui aussi à une étiquette rigoureuse. Ici, nouveau coup de patte aux confrères historiens qui ont labouré les entrées royales sans exploiter du tout ces rituels riches d’enseignements. Huit ans plus tard, le mariage de Valentine Visconti, cousine d’Agnese, au frère du roi de France, sera plus modeste : seule la reine Isabeau de Bavière y est autorisée à marcher sous un dais.
Comment le couple fonctionne-t-il au quotidien ? Beatrice ne rencontre que rarement son mari qui s’enferme dans une forteresse par crainte d’un possible assassinat. Les deux autres femmes occupent des appartements dans des immeubles disparates et composites. La Corte Vecchia où loge Parisina est renseignée par un inventaire détaillé du mobilier établi en 1436, onze ans après sa mort, qui permet de reconstituer l’organisation intérieure du palais et confirme qu’avec Leonello d’Este, un fils bâtard légitimé de Niccolò, « la nouvelle culture s’impose à Ferrare ». Autre document précieux, les mandats où sont enregistrées quotidiennement les dépenses du couple entre 1422 et 1424 donnent un aperçu des tâches et des goûts de Parisina, mais aussi de son train de vie et de son autonomie financière. C’est elle qui passe des ordres pour la construction et l’entretien de ses voitures, qui commande des étoffes d’ameublement, des vêtements pour la famille ou les domestiques, et veille au paiement des fournisseurs. L’essentiel des dépenses de sa maison est assuré par les caisses de la seigneurie, mais elle dispose aussi de sa cassette personnelle. Elle se déplace beaucoup, pour rendre visite à sa parentèle, ses amies, faire ses courses à Milan ou à Venise. Ces mandats par milliers « ont donc fait exploser l’image convenue de la maîtresse de maison pour faire apparaître un pouvoir aussi réel que singulier en même temps que des pans entiers d’une histoire de la consommation ». Est-ce une image singulière, en allait-il de même pour Agnese et Beatrice, rien ne permet de le dire.
Ces femmes ont-elles participé au réveil des lettres de la première Renaissance ? Encore un point difficile à établir, car les maris vengeurs se sont acharnés à faire disparaître toute trace écrite de leurs épouses respectives. L’unique autographe retrouvé est une signature de Parisina au bas d’un billet de deux lignes rédigé par un scribe : d’après les experts, elle émane d’une personne qui écrivait beaucoup, essentiellement sans doute des lettres à ses proches, et soignait la qualité esthétique de son écriture. Ici nos historiens réduits à des hypothèses évoquent à titre de comparaison les quelque 30 000 lettres écrites ou dictées par Isabelle d’Este au cours d’une vie bien plus longue, et après l’énorme développement de la production épistolaire qu’a connu l’Italie au cours du XVe siècle. Là encore les décapitées appartiennent à une période de transition. Avaient-elles accès aux riches bibliothèques de leurs époux ? Trois inventaires peu après leur mort en donnent les contenus, Antiquité classique, Pères de l’Église, grands auteurs italiens médiévaux, nombreux romans de chevalerie. Bernabò Visconti, père d’Agnese, donne des prénoms arthuriens à ses enfants bâtards, mais à aucun des légitimes. Parisina achète elle-même des livres, dont un Tristan, et en fait copier d’autres. Est-ce dans ces lectures que les épouses coupables ont trouvé leurs modèles licencieux ? Apprenant la mort de Parisina et Ugo, un Florentin cite Dante et les compare aux amants de Rimini. Outre les livres encore rares, les inventaires montrent que les élites italiennes accumulent quantité d’objets précieux, avec une forte osmose entre le luxe et l’art autour des années 1400. C’est un nouveau modèle de consommation qui commence à émerger dans les cours seigneuriales comme dans les familles citadines. Un témoin au procès d’Agnese la décrit occupée à découdre les perles d’un vêtement dont elle est lasse pour s’en faire plusieurs colliers. Trois peintres travaillent pour Parisina.
Jouent-elles un rôle politique ? Toutes trois ont au moins approché le pouvoir de près. Beatrice a acquis une longue expérience auprès de son deuxième mari, Facino Cano, qui, selon un chroniqueur piémontais, aurait sur son lit de mort recommandé à Filippo Maria de l’épouser car ainsi il aurait une femme « qui connaissait toutes les pratiques de l’État ». Elle est deux fois plus âgée, mais lui apporte en dot la fortune de son défunt mari. Il lui exprime sa gratitude dans des documents officiels, et lui fait don d’une ville prise à une cousine Visconti. À quel moment l’a-t-il écartée des affaires, on l’ignore, mais peu à peu il lui reprend les territoires alloués lors de leur mariage. Une abondante correspondance montre que la mère d’Agnese, Regina, exerçait une forte influence sur le mari auquel elle n’hésitait pas à tenir tête, et qu’elle administrait pour lui la ville de Reggio, prenant toutes les décisions en parfaite autonomie. Parisina, qui est âgée de quatorze ans quand on la marie à Niccolò, n’a pas connu sa mère, mais a vécu enfant auprès d’une autre forte personnalité, Polissena Sanseverino, troisième épouse de son père, dont on connaît onze décrets où elle répond à des demandes de grâce, puis de son oncle Carlo Malatesta. En un siècle et demi de pouvoir, les trois familles ont réussi à démanteler une grande partie de l’édifice communal et à s’en approprier les prérogatives. Les femmes n’avaient aucune place dans les conseils municipaux, mais on les voit commencer à être présentes ailleurs, quand leurs époux absents leur confient le gouvernement de leurs territoires ou s’inspirent des modèles français pour leur donner une place dans les rituels publics. Elles sont souvent sollicitées comme médiatrices, mais ni Agnese ni Parisina ne bénéficient d’une délégation de pouvoir. D’après les actes de son procès, Agnese ne pardonne pas à son mari d’être resté l’allié de Gian Galeazzo Visconti qui a fait assassiner son père, et elle encourage ses frères à reconquérir leur héritage. Francesco Gonzague, excédé, aurait menacé un jour de la tuer si elle ne cessait pas de l’insulter en public comme en privé. Les entrelacs de liens sont tels que les femmes sont fréquemment prises dans ce genre de conflits d’intérêts entre famille de naissance et famille de mariage. Quant à Parisina, on n’a guère d’autre traces de son action que ses commandes artistiques, mais, dans les rares documents qui ont échappé à la damnatio memoriae ordonnée par son mari, elle exprime une haute idée de sa fonction et de son rang.
Les couples vivent la plupart du temps séparés. Qu’est-ce qui a pu, alors, pousser à l’exécution de ces épouses ? La réponse serait à chercher du côté d’un modèle conjugal qui évolue vers le « partage de l’autorité souveraine dans un système politique se rapprochant toujours plus d’une forme de monarchie dynastique » où la femme, que son rôle soit effectif ou symbolique, « participe de l’aura du mari ». Fêtes, cérémonies et parades s’offrent au regard des foules : en interrogeant les sources, les auteurs ont « découvert l’existence d’une conjugalité qui devient plus manifeste à mesure que l’on avance dans le XVe siècle ». De nouveaux rituels « mettent en scène la femme, puis le couple qui est montré dans son unité ». Mais, si l’on peut comprendre le mobile, reste toujours la question : pourquoi avoir choisi cette façon insolite de s’en débarrasser, au lieu par exemple de les empoisonner discrètement ? Selon nos historiens, les trois seigneurs ont fait le choix « de dévoiler leur infortune, de s’abaisser un temps pour mieux, par l’exercice brutal de leur autorité, faire la loi et être rétablis dans leur implacable souveraineté ».