Les revues ne sont pas des îlots. On peut les lire ensemble, dans un mouvement de complément. C’est ainsi qu’on pourra lire le numéro très riche que Lignes consacre à Miguel Abensour en même temps qu’on se plongera dans la 74e livraison de Cités, qui interroge un Walter Benjamin politique.
Lignes, n° 56
Un numéro particulièrement riche de la revue Lignes (mai 2018) rend un hommage bienvenu aux travaux et à la personnalité de Miguel Abensour, disparu en 2017. La rigueur qu’on peut attendre d’une revue universitaire ne fait pas obstacle ici à l’expression d’une émotion plus personnelle, à l’évocation du souvenir du « petit garçon juif caché pendant la guerre », devenu le grand penseur discret de l’utopie, de la permanence de la « sommation utopique ».
C’est en 1974, comme le rappelle Louis Janover, que Miguel Abensour a lancé sa collection « Critique de la politique » aux éditions Payot, une collection qui va accueillir toute une famille de pensée autour de la première école de Francfort (Horkheimer et Adorno) et de ses francs-tireurs (comme Ernst Bloch, Benjamin), mais aussi Habermas. Un conflit avec l’éditeur Payot-Rivages le conduit en 2016 à transférer cette collection chez Klincksieck, ce qui lui a donné l’occasion de repréciser sa philosophie éditoriale dans un second manifeste, comme si les œuvres qu’il publiait étaient invitées à participer à un travail pratique et théorique commun.
« Critique de la politique » : c’est d’abord la critique de la philosophie politique actuelle quand celle-ci se conçoit à la manière de Machiavel comme une sobre réflexion sur le pouvoir, mais aussi la critique de la simple sociologie, qui rapporte ce pouvoir aux seules forces de l’économie. Chez Abensour, au contraire, ainsi qu’il l’expose dans sa polémique avec Marcel Gauchet sur la « politique » normale » (Monique Rouillé-Boireau), la politique est une affaire d’émancipation et le domaine autonome de la révolte. Il y a chez lui une frappante « disposition libertaire » (Antonia Birnbaum), une option « obstinée » en faveur de l’anarchie qui trouve sa légitimité avec la contestation de l’État dans les écrits du jeune Marx relus par Maximilien Rubel (Marx critique du marxisme). En même temps, le Miguel Abensour directeur de collection et membre actif du Collège international de philosophie n’était pas hostile à l’émergence d’institutions à condition qu’elles soient transitoires et démocratiques, « insurgeantes ». C’était la leçon surprenante de sa lecture de Saint-Just.
Au centre de la critique de la politique, « l’énigme » et « le scandale » de ce qu’Étienne de La Boétie appelle la « servitude volontaire » dans son Discours de la servitude volontaire de 1576, un ouvrage dont Abensour a donné une édition majeure, attentive à la diversité des lectures de ce texte fondateur. Face à la résignation, voire à l’apathie contemporaine, face au scepticisme et au cynisme, en rupture avec tous ceux que décourage le triste bilan des totalitarismes du XXe siècle, Miguel Abensour demeure attaché à l’idée d’utopie telle qu’il la retrouve dans les textes, telle qu’elle continue de briller « dans les ruines de l’histoire ». « De Thomas More à Walter Benjamin » (un de ses titres), Abensour restitue l’utopie comme pensée salvatrice de l’exil, de la différence, de l’espérance, de l’écart, qui peut prendre la forme du « choix du petit » contre les lectures totalisantes (selon la postface à la traduction des Minima moralia d’Adorno).
Il est d’autant plus urgent de redécouvrir cette tradition de l’utopie aujourd’hui que se développe à grande échelle une catastrophe à plusieurs dimensions (écologique et technologique, mais aussi politique, sociale et démocratique). Mais encore faut-il savoir lire : on méconnaîtrait la vraie démarche d’Abensour si l’on ne saluait pas son art de la lecture en lignes, du commentaire scrupuleux, de l’analyse exigeante, son art de persuader, avec la fréquentation assidue d’un corpus original, comme le prouvent les contributions de ce numéro sur Thomas More (Gilles Moutot), La Boétie (Michèle Cohen-Halimi), Spinoza (Christian David), Saint-Just (Sophie Wahnich), Pierre Leroux (Patrice Vermeren), Charles Fourier (Florent Perrier), l’Auguste Blanqui de L’Éternité par les astres (Valentin Pelosse) Hannah Arendt, Emmanuel Levinas (Catherine Chalier), sans oublier Stendhal (Anne Kupiec, Michel Enaudeau).
Mais c’est avec la contribution d’Irving Wohlfarth (« La possibilité de l’impossible. Dialoguer avec Miguel Abensour ») qui se veut une « défense et illustration de l’utopie » que se fait tout naturellement la transition avec le n° 74 de la revue Cités, aux PUF, consacré à « Walter Benjamin politique », tant il est vrai que la référence (tendue, critique) à Benjamin est centrale chez Abensour (Simone Debout-Oleszkiewicz). J. L.
Le 56e numéro de Lignes intitulé « La sommation utopique » est disponible sur abonnement ou en librairie (22 €). Plus d’informations sur le site des Éditions Lignes.
Cités, n° 74
Le Benjamin politique est-il celui qui nous importe le plus ? Est-il celui qui nous inspire le plus ? Tant d’autres facettes peuvent fasciner : la critique littéraire, la réflexion sur les formes culturelles, la pensée de la ville, l’interrogation sur la technique et la guerre, la philosophie de l’histoire, etc. Pour Yves Charles Zarka, l’œuvre de Benjamin est à la fois « inactuelle et pourtant engagée dans l’à-présent le plus actuel » ; elle est « diverse sans jamais être éclectique ». En tout cas indiscutablement « cryptée ». Les éléments de sa pensée politique sont connus, reste à savoir comment il a pu réaliser la synthèse du romantisme allemand, du messianisme juif et d’un « marxisme » pour le moins hétérodoxe, sans parler de l’influence de penseurs de la politique et de la violence comme Georges Sorel et Carl Schmitt.
Le fil directeur de sa pensée est assez clair : il s’agit de briser le récit des vainqueurs et sa fausse continuité, de réhabiliter l’histoire des vaincus, par une interruption du cours ordinaire du temps, par un geste de révolution, qui est à la fois de remémoration (Eingedenken) et de rédemption. À la vision « social-démocrate » d’un progrès inéluctable et continu vers la réforme sociale, Benjamin oppose la force messianique d’un passé en souffrance.
À partir de là, les contributions de la revue explorent différentes perspectives complémentaires. Michael Löwy, dont on lira d’abord la claire contribution pour saisir la problématique d’ensemble, s’interroge sur le « marxisme révolutionnaire » de Benjamin, qui doit beaucoup à la lecture d’Ernst Bloch et à « la Lettone bolchévique de Riga », Asja Lacis, rencontrée à Capri dans les années 1920. Jean-Marc Durand-Casselin montre ce que Benjamin doit à différents aspects du romantisme allemand (dont avec Schlegel les notions de critique et de « teneur de vérité »). Enzo Traverso offre une subtile présentation de Benjamin « l’outsider » (entre Brecht et Scholem). Marc de Launay analyse les formes de violence à l’œuvre dans le mythe. Clemens-Carl Härle expose les relations ambiguës de Benjamin au communisme au moment de son séjour à Moscou. Marc Berdet expose des prolongements de cette pensée politique de la mémoire au Chili ; Patricia Lavelle met en lumière le Benjamin lecteur politique de Kafka. Enfin, Gérard Raulet place plutôt l’accent sur l’échec de cette politique spéculative, impuissante face à la catastrophe de l’histoire, qui, comme on sait, emporte l’Ange dans sa tempête. De fait, la question sans cesse se pose de savoir si l’on a affaire chez Benjamin à une forme d’apolitisme caché, à une fascination pour la radicalité absolue ou à une vraie « métapolitique rédemptrice ». Est-ce une ironie de l’histoire ? Ce numéro est complété par un long et important entretien avec Jürgen Habermas sur « la politique, l’histoire » et la démocratie parlementaire. J. L.