Quand le mot « république » entra dans le vocabulaire politique français, ce n’était pas pour désigner un régime contraire à la royauté, ni même à la forme monarchique de l’exercice du pouvoir. On y entendait ce que paraît dire le mot latin : la chose publique, c’est-à-dire le terme le plus général pour désigner le bien commun. Quant à le définir plus précisément, c’était et cela reste un des enjeux des débats politiques.
Claudia Moatti, Res publica. Histoire romaine de la chose publique. Fayard, 470 p., 25 €
Passant d’Horace à Sertorius et à Cinna, Corneille ne se préoccupe pas de la différence des régimes, entre la royauté archaïque, la république et l’empire, mais seulement et toujours de la morale romaine traditionnelle. Montesquieu aussi relit les historiens latins, mais c’est pour comprendre « les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence » et il lui paraît que la fin commence avec l’instauration du pouvoir personnel sous le principat. On appellera dès lors « République » ce long moment durant lequel les vertus romaines traditionnelles purent s’exercer dans le cadre strict de magistratures définies par des lois précises dont la violation allait constituer l’ordinaire d’un principat fondé sur la force des armes. La République aurait donc été ce régime illustré par la rigueur d’un Caton et que des sénateurs crurent sauver en tuant César. Un régime idéal puisque conçu sur le mode nostalgique par ceux qui ne pouvaient admettre la confiscation du pouvoir par des chefs militaires, ces imperatores qui n’hésitaient pas à porter la guerre civile jusqu’au cœur de Rome.
En proclamant la République au lendemain de Valmy (et pas de la fuite à Varennes, ni même du 10 Août), les révolutionnaires de 1792 se sont rêvés en Brutus, celui qui, pour venger sa sœur Lucrèce outragée, souleva le peuple de Rome contre les Tarquins et chassa les rois, non moins que son homonyme et supposé descendant, fils adoptif de César qu’il assassina en compagnie de Cassius. Lecteurs de Montesquieu, les Conventionnels avaient aussi en tête Plutarque, Tite-Live ou Tacite et, en proclamant la République, faisaient tout autre chose que de s’inspirer d’exemples contemporains comme la Venise des doges. Ils n’ont pas dit que le royaume deviendrait une république, ni que le régime de l’État serait dorénavant la République. Dans les textes officiels des premières années de la Révolution, les responsables politiques ne disaient pas « royaume » ni même « État », mais « empire ». Ils avaient lu dans Rousseau que « tout gouvernement légitime est républicain » et c’est cette idée de la République qu’ils ont mise en œuvre en s’inspirant de l’exemple romain – que nous comprenons mal aussi longtemps que nous plaquons sur lui notre opposition de la république à la royauté, au despotisme, à la tyrannie.
Le mot « république » a une couleur très positive aux yeux des Français, sans que ceux-ci se soient donné la peine d’en préciser la signification. En s’intéressant à ce qu’elle appelle une « histoire romaine de la chose publique », Claudia Moatti fait bien sentir que l’incertitude sur la portée exacte de ce mot est aussi vieille que l’usage de celui-ci. Le point capital est sans doute de montrer que l’on n’est pas fondé à glorifier une République romaine qui aurait vécu de Brutus à Brutus, entre la fin de Tarquin le Superbe et l’assassinat de César, et qui aurait été anéantie lors de l’instauration du principat par Octavien-Auguste. La question n’est pas de savoir si ce régime supposé vertueux a existé mais si les théoriciens romains – politiques, juristes, historiens – qui le qualifièrent de « République » entendaient dans ce mot quelque chose de différent de l’autocratie augustéenne.
Il est tentant de transcrire res publica en « chose publique » et de traduire cette formule par « État ». C’est évidemment possible, pourvu que l’on en reste à une entente vague de ces mots. Le fait est que l’on traduit souvent le grec polis ou le latin civitas par État, considérant les fonctions générales exercées par ces institutions que l’on peut dire, toujours par approximation, « politiques ». Si, en revanche, on distingue la cité de l’empire et de l’État moderne, on ne peut s’en tenir au critère de la dimension : il faut bien tenter de les différencier aussi selon la manière dont le pouvoir que l’on dit « politique » y est exercé. De même, si les Romains ont employé la même expression res publica du temps des Gracques ou de Cicéron que sous Auguste, il faut bien que son sens n’ait pas davantage été « l’État » qu’un certain mode d’exercice du pouvoir. La transcription en « chose publique » ne fait guère progresser la compréhension car il faudrait éclaircir aussi bien ce que l’on entend par « publique » que par « chose » – à supposer que ce dernier mot ait été pris dans une acception précise et pas comme un mot vide destiné à être rempli au gré des débats. Or Claudia Moatti considère bien que ce mot a longtemps eu une telle acception qu’elle appelle « kénotique » ou, reprenant une formule de Lévi-Strauss, un « signifiant flottant ».
Qualifier de vide un mot comme res est une avancée plus sensible que ce que l’on pourrait croire, car ce vide n’a cessé d’être rempli et le tout est de savoir par quoi. Avec un tel mot, la différence entre le latin et le grec a une conséquence politique immédiate. Claudia Moatti remarque en effet qu’il n’y a pas en grec d’équivalent à res ; en grec, le tour de langue le plus fréquent consiste à « utiliser le neutre pluriel en substantivant l’adjectif ». Avec le mot res, on « saisit le tout au singulier (et au féminin) sans s’attacher en priorité aux éléments qui le composent, sans se soucier de son contenu, qui confine à une sorte de vide sémantique ». C’est ainsi que res publica « peut désigner le tout indifférencié que les hommes ont en commun, ou bien seulement un élément (le trésor public, les cultes et rites, l’armée) ; prendre la valeur d’une norme supérieure, ou bien ne rien être d’autre qu’un pur symbole ».
La question se porte donc vers l’adjectif et l’on va se demander à quoi renvoie ce publica. On voit bien que ce mot est apparenté à populus mais on ne fait alors que déplacer la question vers : « qu’en est-il de ce populus ? ». Il ne suffit pas de traduire par « peuple » puisque le problème est justement de savoir ce qu’il en est de ce « peuple » : lorsque nous distinguons « république bourgeoise » et « république populaire », l’adjectif change tout. Cette chose « publique » l’est-elle au sens de bien commun à tous ? de bien du peuple ? de bien de l’État considéré dans la généralité de l’institution politique ? Nous sommes accoutumés à voir le débat politique porter sur ces questions ; il en est allé de même à Rome, singulièrement durant le siècle qui sépare les Gracques de l’instauration du principat. Et c’est ce débat romain qui, via l’œuvre écrite de Cicéron non moins que son action politique, a fondé notre conception politique « républicaine ».
Claudia Moatti conjugue approche historico-politique et approche philosophique, en faisant apparaître combien celle-ci doit à celle-là. C’est dans le cadre des luttes de ce que l’on appelle ordinairement « le dernier siècle de la République romaine » que les uns et les autres ont tiré la notion de res publica dans le sens qui convenait à leurs intérêts socio-politiques et aux conceptions qui en découlaient. Dans une société aussi inégalitaire que la société romaine, la définition de ce que l’on entend par « peuple » put alors être fort éloignée de ce à quoi nous pensons. Même pour les Gracques, incarnation par excellence des populares, le peuple n’est ni tout le monde, ni une certaine couche sociale, celle que nous dirions « populaire » et qu’au XXe siècle prétendaient servir les « démocraties » qui se paraient de ce qualificatif. Le peuple, certains le virent dans les « meilleurs citoyens », dans un esprit que devait retrouver Sieyes dans son projet de Constitution de l’an VIII.
Le premier moment que distingue Claudia Moatti commence au deuxième siècle av. J.-C., quand « la chose publique entre dans le monde du discours juridique, historique, politique ; elle fait alors l’objet de décrets […], de lois […], de normes […], d’historiographie, de traités philosophiques ». Le vide de la notion s’emplit alors et celle-ci se trouve formalisée en particulier dans le sigle SPQR (Senatus populusque romanus) « par où la chose du peuple devient pour ainsi dire la chose du Sénat ». On voit bien en quoi le Sénat peut être tenu pour le meilleur garant des institutions contre leurs ennemis publics et autres séditieux, sachant, tout de même, qu’une bonne part des séditieux en question ne sont autres que les réformateurs sociaux, auxquels la caste sénatoriale « oppose une résistance violente », laquelle provoque à son tour cette « surenchère de violence » à laquelle on se convainquit un peu vite que seule l’instauration du principat pouvait mettre un terme. Cet état de fait pourrait être résumé un peu brutalement en disant que, dans « SPQR », le Sénat passe avant le peuple, contrairement à notre représentation de la république, selon laquelle ce sont les institutions qui sont au service du peuple. Pour le dire en termes cicéroniens, le peuple de la res publica n’est pas l’ensemble des citoyens mais un principe juridique.
Dans un deuxième moment théorique, la loi comme jussum populi donne le moyen de formuler le principe d’un peuple souverain qui restera reconnu, au moins formellement, sous l’Empire. Soucieux de la res publica ainsi pensée, l’empereur « assure sa continuité et celle de l’histoire romaine ». Les assemblées populaires ont certes perdu tout pouvoir dès la fin du premier siècle de notre ère, avec la dynastie des Antonins, mais cette fonction de garant de la continuité de la res publica et des institutions demeure explicitée dans la loi d’investiture des empereurs. La res publica est alors « moins que jamais la chose du peuple » : elle « relève de l’empereur et du Sénat ».
Vers le troisième siècle, la res publica se détache de la cité romaine pour désigner l’Empire romain dans son entier : « à la constellation res publica/civitas/populus se substitue une nouvelle série res publica/imperium/orbis». On se retrouve ainsi dans une conception culturelle et civilisationnelle définie par des mœurs et un culte spécifiques, desquels sont exclus ceux qui ne s’y reconnaissent pas, à commencer par les chrétiens. Il n’est donc pas étonnant qu’Augustin ait pu écrire dans la Cité de Dieu qu’il n’y avait « jamais eu de res publica romaine ».
On peut parler d’une quatrième mutation liée, elle, à la question des biens. Alors que, sous l’Empire, « l’idéal civique de la res publica ne subsiste que dans des res publicae locales, pensées comme séparées de la grande res publica», se pose la question de l’intérêt collectif. Le mot en vient ainsi à désigner « la matérialité de la communauté politique ». Cet aspect de la question avait déjà été abordé par les Gracques, qui avaient « élaboré un discours conflictuel sur l’inaliénabilité des biens publics et sur le rôle du peuple dans le processus de décision les concernant ». La problématique était alors sociale. Prenant un tour plus directement juridique, la réflexion s’est poursuivie au début du principat à propos du commun et du public, avec les conflits de droit privé sur l’usage de l’eau ou de l’air, qui appellent un affinement des normes.
L’intérêt du passionnant travail de Claudia Moatti tient pour beaucoup à la conjonction de précision et d’encyclopédisme que l’auteure réalise. Elle entre dans le détail des élaborations conceptuelles, de Cicéron en particulier, à qui est consacrée une ample partie du livre, sans jamais les séparer des conflits politico-juridiques dans le cadre desquels elles sont intervenues. C’est bien sûr d’une « histoire romaine de la chose publique » qu’il s’agit mais, en parlant ainsi de Rome, on dit beaucoup sur les thématiques élaborées lors de la Révolution française ainsi que sur des enjeux politiques qui demeurent les nôtres, pour autant que nous nous voulons « républicains ».