La sorcière de la nuit

Après le Ventoux (Denise au Ventoux, Verdier, 2017), Michel Jullien met le cap sur le nord-est, direction l’île Valaam, qui donne son nom à un archipel, située dans le nord-est du lac Ladoga, au large de la Carélie en Russie où se déroule en partie L’île aux troncs, entre 1942 et 1953.  Moscou, Leningrad et Valaam, donc, terrains d’aventures de deux héros fracassés par la guerre, Kotik et Piotr, deux vers amoureux d’une étoile, Natalia Mekline, connue pour ses exploits d’aviatrice.


Michel Jullien, L’île aux troncs. Verdier, 123 p., 14 €


Le sujet est on ne peut plus sérieux – la postface, rédigée par l’auteur, en atteste. Valaam est cette île où ont été exilés par Staline ceux qu’on appelait les samovars, ces anciens soldats sans jambes et sans bras qui encombraient les rues de Moscou, entre autres, dès 1942. Moyennement documenté si l’on en croit la postface de Michel Jullien, cet épisode du régime stalinien est peu évoqué, peu représenté, et nourrit dans le même temps une rumeur tenace, au point d’accéder au mythe – et l’auteur s’appuie ici sur les travaux de Robert Dale. Point obscur de l’histoire de l’URSS, sur lequel les sources sont rares et au sujet duquel les chercheurs ne s’accordent pas forcément, il devient la trame du récit L’île aux troncs. Le roman prend naissance dans cette réalité historique mal connue, et s’arroge un deuxième élément historique, le personnage Natalia Fiodorovna Mekline, dont on peut contempler le portrait photographique, au début de la postface, et lire une rapide biographie. Brillante jeune femme née en 1922, elle devient « Sorcière de la nuit » en février 1942. La notice biographique indique plus de 980 sorties de nuit, à bord de son Polikarpov U2, et sa participation à la libération de nombreuses villes, régions, et à la bataille de Berlin. Héroïne « multi-décorée » de l’Armée rouge, elle traverse l’histoire de l’URSS et L’île aux troncs.

Michel Jullien, L’île aux troncs

© Alex Malev

C’est par l’invention de deux personnages, Kotik et Piotr, que Michel Jullien lie ces deux pôles, d’un côté ces rebuts de l’Armée rouge, anciens héros dont la présence dans les rues des grandes villes de l’URSS sera assez rapidement jugée inopportune, de l’autre côté, une femme pleine de courage et de beauté, pourfendant les airs avec bravoure et panache pour sauver sa patrie. Et ces deux personnages, contrepoints grotesques de l’héroïsme patriotique poussé à outrance, ne manquent pas de piquant. Tout comme le récit de Michel Jullien. Ils constituent le point de bascule poétique de L’île aux troncs, sont la réussite de ce texte qui tient d’un bout à l’autre, trouvant son fondement non pas dans son sujet historique mais dans l’invention poétique, dans la langue et le regard pleins de fantaisie que l’auteur pose sur ses personnages, et sur l’Histoire.

L’île aux troncs se compose de trois parties, la première se déroule à Valaam et fonctionne comme une longue description du territoire, et surtout de ses habitants. Le ton est truculent dès les premières lignes, et si celui qui raconte cette histoire se fait discret dans les marques du texte, à peine quelques « on dit » de-ci de-là, il est présent dans chaque regard, dans chaque détail de cette réjouissante galerie de portraits, ce qui, compte tenu du sujet, est assez inattendu : « Le petit peuplement de l’île se singularisait par la taille du moignon. C’est à cela qu’ils se reconnaissent entre eux, plus que de caractère, à l’échelle des longueurs sous la culotte, comme les brins d’herbe au jeu de la courte paille revêtent dans leur différence une importance cruciale. Il y avait de tout. Des amputés mi-longs, des ras, des inégaux avec une section marquée sous la rouelle du genou, quand l’autre membre disparaissait à l’arrondi de la fesse et, sur ces mesures encore, quitte à se voir diminués, les mieux lotis n’étaient pas ceux qu’on imagine. » L’île semble constituer le lieu idéal d’une utopie, cette façon d’isoler « une lubie dans un vase clos, l’éprouvette », elle est le foyer de ces héros déchus, qui « marchent sur les mains » et « vont comme clopinent les utopies, pleins de tics affreux ».

Michel Jullien, L’île aux troncs

Natalia Fiodorovna Mekline

Kotik et Piotr, ces deux hommes dont l’amitié « chiffrait dix années »,  se démarquent progressivement du reste des samovars : « Dans le jargon du billard, caramboler, c’est toucher deux boules avec la sienne ; aucun des autochtones n’y réussissait aussi bien que Kotik et Piotr, toujours ensemble, le duo morphologique de l’île. » Ces deux hommes fauchés dès 1942, ces « bouts de héros, soutiers de la victoire », désormais « reclus dans un drôle d’îlot glaciaire occupé par leurs semblables, tous braves et d’allure hippogriffe », ont un passé commun dans les rues de Moscou et de Leningrad, dont le récit fait l’objet de la deuxième partie du roman. Moscou, ville de leur rencontre, de retour du front, dans un de ces « mitards hospitaliers » qui les conduisit au choix de la rue dès 1943, où la mendicité et ses ruses les occupent, est donc le théâtre du début d’une amitié. La routine de la rue est rompue par un rituel immuable : l’admiration du portrait de Natalia Fiodorovna Mekline, ce portrait photographique découpé dans un journal, véritable relique admirée et commentée inlassablement, puis cachée sous le bras de Piotr, car Natalia « vivait là, sous l’aisselle, entre deux cérémonials, serrée bien plus fort que le dossier de leur pension, mieux que leurs décorations de métal émaillé, plus précieuse que leurs trois mains et le pied épargnés des combats ».

Ces joyeux drilles traversent l’existence et se laissent progressivement éloigner de Moscou puis de Leningrad, villes qui, comme d’autres, « cédèrent à une espèce de tabou du moignon, à une lassitude des entames aperçues au détour des trottoirs. La cohorte des vétérans déglingués qui avait porté haut l’héroïsme entachait désormais les cœurs urbains. Encore un peu, on les regardait comme des assistés, des oiseux, méjugeant leurs mérites. Déclassés, tacitement exclus, les samovars avec leurs injures ambulantes n’avaient plus qu’un pied dans le mythe patriotique quand leurs jambes de moins gâchaient les élans populaires ». Les deux compères multiplient les manières de survivre, ne sont jamais à court d’une astuce pour faire tomber l’obole bien que, les années passant, la compassion « qu’on prête aux ivrognes » prenne le pas sur la reconnaissance de leur héroïsme. Et le narrateur de préciser : « Qui les eût mal connus aurait relevé chez eux une certaine tempérance éthylique car, au plus gros de l’année 1949, il leur était devenu matériellement impossible d’accroître leurs conditions d’ébriété, les journées n’occupant que vingt-quatre heures. »

Michel Jullien, L’île aux troncs

© Alex Malev

Retour à Valaam pour la troisième partie du roman, à l’arrivée des deux comparses dans la « fournée de 49 », parmi les « premiers colons ». L’installation et le quotidien des deux hommes à Valaam, dans cette petite « congrégation insulaire, ramassis des grands lendemains », sont tout aussi déroutants que le reste du récit. Kotik et Piotr coulent des jours heureux, unis par un ciment sans faille, Natalia. Joyeuses escapades dans un fauteuil pour deux, grâce à leurs talents conjoints, « heureuse machine » grâce à laquelle il leur semblait « que les dimensions de l’île s’étendaient à chaque sortie », ils connaissent enfin « la beauté des lointains », jusqu’au nord-est de l’île, « retraite sans datcha », ce petit coin où il faisait bon être ensemble : « Là, ils vivaient la perpétuité d’un après-midi, des heures accomplies, idéales, passées près d’un bosquet, sous un pin bicéphale à picorer des esturgeons dans un creux de gamelle, à sucer du navet, à se saouler du hoquet des vaguelettes sur la berge, ourlées comme des cicatrices en mouvement. »

L’île aux troncs est un récit complètement loufoque, au sujet sérieux. Ces deux troncs amoureux d’une aviatrice pliée en deux sous une aisselle, à qui un culte est rendu chaque jour, selon des rites immuables, sont un pied de nez formidable non seulement à la terreur stalinienne, et la fin du récit le confirme avec une chute mémorable, mais c’est aussi une manière de rire de tout, y compris, nous le pensons, de ces sujets sérieux traités (trop) sérieusement. La cocasserie beckettienne du roman de Michel Jullien nous éloigne du tragique de l’existence et de l’Histoire pour en mettre au jour la beauté, dans le tableau de cette amitié profonde et désopilante tout à la fois. L’île aux troncs ou la possibilité de faire surgir la poésie de l’amour et de l’amitié, en toute circonstance.

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