Au-delà de l’histoire de deux jeunes Sénégalais dans les vastes champs de massacre de la Première Guerre mondiale, le magistral roman de David Diop interroge : qui est homme, si un homme mutile, égorge et blasphème des corps en conscience et par volonté, c’est-à-dire en homme libre ?
David Diop, Frère d’âme. Seuil, 176 p., 17 €
Parmi les innombrables parutions de cette rentrée littéraire, le roman de David Diop marque d’ores et déjà notre présent par sa splendeur et la force de sa proposition. À travers Alfa Ndiaye, soldat sénégalais de la Première Guerre mondiale, Frère d’âme transforme les manières de penser la violence extrême et d’en construire des fictions.
Ce renversement repose sur deux audaces. La première déplace le grand massacre européen vers ses bords coloniaux et ouvre un espace de circulation du récit avec l’Afrique. Avec ce personnage accomplissant des atrocités « par humanité retrouvée », la deuxième rebat les cartes de l’héritage des Lumières. Si ce chant de deuil pour un frère d’armes est sidérant, c’est aussi parce que Frère d’âme nous rappelle que la littérature renverse l’ordre des choses. On ne peut que s’en réjouir.
Professeur de littérature du XVIIIe siècle, auteur de nombreux articles sur les récits de voyage et le discours abolitionniste, David Diop a longtemps réfléchi au rapport des Lumières avec l’Afrique. Comme il le montrait dans un premier roman racontant le prolongement de la traite des Noirs par les expositions coloniales (L’Attraction universelle, L’Harmattan, 2012), cet imaginaire ambigu, dissimulant sa politique de domination dans le discours universaliste, s’est étendu jusqu’au XXe siècle.
Frère d’âme avance dans le temps, jusqu’en 1914, lorsque deux jeunes Sénégalais, Alfa Ndiaye et Mademba Diop, en viennent à penser que « la guerre est une chance pour partir de Gandiol ». Ce village de l’arrière-pays de Saint-Louis est confronté aux captures d’esclaves par ses voisins arabes pendant que le gouvernorat blanc bouleverse la paysannerie. Alfa est un lutteur, Mademba est un lecteur, mais « nous sommes plus que frères puisque nous nous sommes choisis comme frères », dit le premier. Leur vie commune va se poursuivre loin de Fary, la fille aimée du chef de village. Sur une étendue sombre, boueuse, crevassée de tranchées et de trous d’obus, les vastes champs de massacre parcourus par les « plaies béantes de la terre qu’on appelle les tranchées » et les « gros grains tombant du ciel de métal ».
Contrairement à des romans comme Le Terroriste noir (Seuil, 2012), où Tierno Monenembo retraçait l’histoire d’Addi Bâ, résistant guinéen, Frère d’âme, dont l’action est située de manière plus que minimaliste, prend ses distances avec un contexte historique qu’il déplace plus qu’il ne le restitue.
Les tranchées, les assauts, les obus ou le capitaine Armand ne valent que dans la mesure où ces éléments typiques de 1914 ajustent le regard européano-centré porté sur le conflit. L’Aisne, la Somme ou la Meuse ne soutiennent plus l’identité nationale, la France ne possède plus de spécificité sur laquelle arrimer de grand récit, ni même de témoignage : pour Alfa Ndiaye, c’est « la terre à personne », la grande terre des disparus indifférenciés, où les hommes, qu’il soient de Gandiol ou du Limousin, sont anéantis loin de chez eux et pour des raisons qui les dépassent, ou qui défient l’entendement (la description de la répression d’une mutinerie est sur ce point édifiante). La puissance du texte consiste assurément en ce décentrement de l’histoire.
Grâce à ce décloisonnement des imaginaires, la présence et l’énonciation d’un soldat noir dans les rangs ne comporte rien d’exotisant ou d’étrange. La force de cette parole, si elle ne transige en rien sur les responsabilités strictement françaises, se révèle décuplée par le fait qu’elle ne recentre jamais le récit sur un quelconque point, fût-il en Afrique. Ce n’est, en effet, qu’à l’hôpital qu’Alfa Ndiaye se souvient de sa terre natale, sur une modalité onirique et artistique, la maladie et le dessin aidant son souvenir. Il parle depuis un temps complété, total, où les lieux, les choses et les êtres circulent et se confondent comme dans les mythes qu’il a en mémoire.
Ce troupier au coupe-coupe prend au mot le massacre institué comme règle de conduite. Il a compris ce que la métropole coloniale attendait de lui : « La France du capitaine a besoin de notre sauvagerie et comme nous sommes obéissants, moi et les autres, nous jouons les sauvages. Nous tranchons les chairs ennemies, nous estropions, nous décapitons, nous éventrons. »
Mais sur cette terre impersonnelle, il refuse d’achever son « plus que frère » qui meurt sous ses yeux. En réaction, Alfa Ndiaye quitte son uniforme de soldat répondant aux ordres. Il les outrepasse, à tel point que ses camarades le prennent pour un sorcier, un « intouchable » à reléguer à l’arrière. Dorénavant, il mutile et égorge un soldat ennemi chaque jour, rapportant leur main coupée. Par-delà le « oui » de l’obéissance militaire, lui dit « non » – et ce, dès sa première phrase, superbement cadencée : « … je sais, j’ai compris, je n’aurais pas dû. »
En plus de la beauté de son thrène nourri d’images et d’anaphores, l’apaisement douloureux de ce personnage effroyable revenant sur ses actes, tel un Richard III qui aurait poursuivi sa pièce, rend ce texte efficace et bouleversant, bien plus que les complaisants récits de « bourreaux » plus ou moins fictifs. Et ceci, encore une fois, par un déplacement, déjà sensible dans la paronomase du titre. Outre que les « piques de bois hérissant la boue gluante » peuvent rappeler au lecteur conradien celles qui, dans Heart of Darkness, sont ornées de têtes tranchées, David Diop retourne un haut symbole de la colonisation de l’Afrique (la mutilation des mains était une pratique courante des exploitants de caoutchouc et des administrateurs belges au Congo), mais également, depuis Blaise Cendrars, un motif culturel important de la Première Guerre mondiale. Ici, les mains coupées ne sont plus noires, mais blanches. On mutile non contre la gangrène, mais pour rapporter des trophées. Il existe bien des régiments de « chasseurs »…
Mais Alfa Ndiaye n’est pas seulement un tirailleur dont un roman historique ou une biographie romancée aurait su tirer une exemplarité. Comme le Michael K. de John Maxwell Coetzee, ce grand personnage de la violence de l’histoire incarne encore autre chose. Son temps subjectif ne se compte pas en jours et en minutes, mais en souffles, en pas, en mains coupées. Le temps a changé, cet homme aussi : « C’était avant, avant de m’autoriser à tout penser », dit Alfa Ndiaye, qui ajoute que contrairement à ses camarades noirs, il est devenu « sauvage par réflexion ». Frère d’âme est bien un roman d’apprentissage, un récit d’initiation à la pensée libre. Tout penser, c’est pour Alfa Ndiaye oser penser la possibilité d’une atrocité accomplie « par humanité retrouvée » : « Quand je sors du ventre de la terre, je suis inhumain par choix, je deviens inhumain un tout petit peu. Non pas parce que le capitaine me l’a commandé, mais parce que je l’ai pensé et voulu. Quand je jaillis hurlant de la matrice de la terre, je n’ai pas l’intention de tuer beaucoup d’ennemis en face, mais d’en tuer un seul, à ma manière, tranquillement, posément, lentement. »
Alors, que faire avec ceci ? Ranger la violence d’Alfa Ndiaye du côté de la folie, l’invisibiliser dans le fait social ? Là se situe le deuxième renversement, la dernière subversion de Frère d’âme. À certains discours aboutissant à la complaisance ou à la fascination pour la violence, qu’ils évoquent la contrainte militaire ou la pathologie clinique, le récit de ce tueur endeuillé oppose une aporie : qui est homme, si un homme mutile, égorge et blasphème des corps en conscience et par volonté, c’est-à-dire en homme libre ? Son chant désespéré se place dans un au-delà de l’humanisme et à entendre les voix meurtrières de tous les siècles, car « les événements qui surprennent l’homme ont tous été vécus par d’autres hommes avant lui. Tous les possibles humains ont été ressentis. Rien de ce qui nous arrive ici-bas, si grave ou si avantageux que ce soit, n’est neuf ».
Alfa Ndiaye n’est pas un tirailleur, il est la voix d’une violence ancienne, trop ancienne. Sa lamentation est celle d’une pensée née de la violence, d’une conscience formée dans cet arrachement. Les tortures qu’il accomplit en conscience obligent à s’approcher de la fin de « l’humanité », qui n’a plus de référent dans la tranchée de 1916, le camp d’extermination de 1943, la salle de torture de Phnom Penh en 1976, le check-point de Kigali en 1994 ou le marché explosé de Bagdad en 2017. Alfa Ndiaye est la voix de ces crimes commis par l’humanité. En compagnie des autres écrivains du mal, une telle littérature mène et ouvre la pensée à ce que Jean Améry appelait « les frontières de l’esprit », ajoutant dans son Essai pour surmonter l’insurmontable, vingt ans après l’ouverture des camps d’extermination : « et je n’y suis pour rien si ces frontières longent précisément ces atrocités peu populaires ».
« Mais ce que nous ressentons est toujours neuf », ajoute le demi-homme, demi-dieu, dont la nature se situe, comme les éliminés de Giorgio Agamben, précisément entre l’humain et l’inhumain. La question de sa pensée propre demeure d’autant plus complexe et intéressante qu’il s’agit d’un narrateur qui, racontant en français, ne le parle pas. Ses mots sont des mots traduits. Et traduire, « c’est prendre le risque de comprendre mieux que les autres que la vérité de la parole n’est pas une, mais double, voire triple, quadruple ou quintuple ».