Les valises Husserl

Coup sur coup, paraissent, et ce n’est pas un hasard, deux ouvrages consacrés au grand philosophe allemand Edmund Husserl (1859-1938) et au sauvetage de ses manuscrits en 1938. L’un de ces livres est en flamand : Toon Horsten, De pater en de filosoof. De redding van het Husserl-archief ; l’autre, en français, est un roman de Bruce Bégout : Le sauvetage.


Bruce Bégout, Le sauvetage. Fayard, 314 p., 20 €


Comme la philosophie a été atteinte au cœur par la compromission radicale du penseur le plus important du XXe siècle, Martin Heidegger, avec le nazisme, il fallait pourtant que tout ne soit pas perdu de cette « pensée » philosophique-là. Il était nécessaire d’en revenir au point à partir duquel s’est mis en place le dévoiement. Il s’agit du retour à la phénoménologie, comme état de base de la philosophie, mais en deçà de toute activité intellectuelle, en tant qu’elle est située dans le « monde de la vie » (Lebenswelt). C’est à partir de Husserl et bientôt contre lui que se met en place la pensée de l’Être de Heidegger liée fondamentalement à l’Extermination.

Husserl représente cette forme de pensée occidentale et « métaphysique » que le Reich hitlérien veut faire disparaître à jamais, un « humanisme » inconciliable avec ce paganisme sacrificiel qu’est le national-socialisme. À cette époque, tout ce qui comptait en Allemagne était soit déjà parti – Thomas Mann ou Bertolt Brecht – soit déjà en camp de concentration – von Ossietzky, Reck-Malleczewen).

Bruce Bégout, Le sauvetage

Edmund Husserl

Il est presque symbolique de ce temps de la mort de l’Europe que l’œuvre même de Husserl ait été vouée comme son auteur à la disparition. Husserl, en effet, était « non aryen » et voué, au mieux, à l’émigration de dernière heure. Il meurt quelques jours plus tôt, en avril 1938. Peu avant sa mort, les nazis l’avaient expulsé de l’appartement de la Lorettostrasse  dont la propriétaire, madame Feist, avait vainement demandé à Heidegger, le maître et collègue de Husserl, d’intervenir en sa faveur ; pour le protéger, elle était prête à louer cet appartement  gratuitement à l’Institut de philosophie. Heidegger, bien sûr, refusa.

En août 1938, le jeune philosophe belge Herman Van Breda rend visite à la veuve de Husserl. Il s’agissait de sauver à la fois son épouse Malvina et les 40 000 pages sténographiées, non éditées, de son œuvre dont une partie avait déjà été retranscrite par Eugen Fink et Ludwig Landgrebe, les derniers assistants de Husserl à l’université de Fribourg.

Cette épopée a d’ailleurs été décrite par le père Van Breda lui-même dans les Actes du deuxième colloque international de phénoménologie de novembre 1956, dans tous ses épisodes, à partir d’août 1938, source que Bruce Bégout cite dès le début de son roman et dont il s’est inspiré.

Le sauvetage raconte cette opération particulièrement courageuse, organisée par le père Herman Van Breda en pleine Allemagne national-socialiste où la Gestapo était partout présente. Bruce Bégout décrit très bien cette oppression qui a changé jusqu’au moindre geste de la vie quotidienne, en installant la peur partout et toujours. Le moindre acte non organisé ou explicitement autorisé par le NSDAP (le parti nazi) est toujours plus ou moins périlleux. Ainsi, Bruce Bégout décrit l’arrivée à Fribourg, presque en toute naïveté, de ce jeune moine franciscain de l’université de Louvain, jeté dans ce quotidien serré et redoutable où tout fait signe contre le citoyen libre et le transforme en sujet soumis. Il est venu pour dépouiller cette énorme masse de papiers et la rapporter à Louvain. Il rencontre début septembre 1938 Eugen Fink et Ludwig Landgrebe (dont le nom n’est jamais mentionné dans le roman, on se demande pourquoi) qui seuls savent lire la sténographie de Husserl, méthode Gabelsberger.

Bruce Bégout, Le sauvetage

Bruce Bégout © Richard Dumas

C’est à la suite de cette réunion que Van Breda comprend à quel point il est urgent de mettre ces manuscrits en sûreté. Il sent de plus en plus peser sur lui la menace nazie que le roman restitue de façon tout à fait perceptible. La terreur nazie s’introduit jusqu’au cœur des rêves, il n’y a pas d’échappatoire possible, et, dès le 8 septembre 1938, Van Breda prend contact avec l’université de Louvain, évasive, puis avec l’ambassade de Belgique, impuissante. C’est à ce moment-là qu’intervient une femme exceptionnelle, une religieuse du nom d’Aldegundis Jägerschmidt, qui tente de faire passer les trois grosses valises pleines de manuscrits de Constance en Suisse, mais le passage est trop dangereux .

De toute façon, ses collègues religieux allemands se montrent pour le moins réticents. La hiérarchie catholique, pourtant objet de la haine que lui portait le national-socialisme, semble être restée assez passive et prudente malgré l’encyclique de 1937 « Avec un souci brûlant ». Finalement, en septembre 1938, cette fois par l’intermédiaire de la valise diplomatique, les trois valises arriveront à Louvain confiées aux bons soins de Van Breda, sous réserve que Fink et Langrebe puissent transcrire les textes. Bien que ce soit un roman, ce livre restitue bien le climat d’angoisse, de frustration et de peur déguisée en enthousiasme. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes philosophes tentent de ressusciter la philosophie à Louvain.

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