Enquête sur ma mère

« J’aurais pu ne jamais savoir que ma mère écrivait », affirme Christophe Boltanski au début du Guetteur. C’est par hasard qu’il l’apprend, comme il comprend qu’il est né par hasard, à l’époque de la guerre d’Algérie.


Christophe Boltanski, Le Guetteur. Stock, 287 p., 19 €


Christophe Boltanski est un homme que sa profession de journaliste et de reporter – de haute qualité – n’encourage guère à suivre des pistes hasardeuses. Ses livres précédents le situent tous du côté de l’enquête rigoureuse, vérifiée sur le terrain et appuyée sur des témoignages de première main. Mais peu à peu, il s’est déplacé du côté de l’ego-enquête, un trajet dont Le Guetteur est une forme d’aboutissement. Le livre est un portrait de sa mère, appelée Françoise L., et il est difficile de ne pas le lire comme le second volet d’un diptyque familial dont le premier était La Cache, paru il y a trois ans, récit méticuleux consacré à la famille paternelle de Christophe Boltanski.

Le Guetteur franchit un pas, en apparence, du côté du romanesque. La mère de l’auteur vient de mourir, sa sœur et lui jettent par brassées entières les affaires d’une femme qui vécut très seule et très enfermée dans ses obsessions. Il tombe sur une chemise étiquetée « Dossier Polar ». Nous sommes au second chapitre et il faut reconnaître un de ces débuts comme le roman les a tant aimés : découverte d’un manuscrit, récit dans le récit, amorce qui suit les conventions d’un genre et intrigue, attention saisie.

Françoise L. était une lectrice de polars et une mère qui souhaitait bon anniversaire à ses enfants au dos d’affiches de films de gangsters. Elle a laissé en plan plusieurs projets de romans policiers dont le plus abouti se nommait La Nuit du Guetteur, un titre emprunté aux « quelconqueries » d’Apollinaire.

Toutes les parties consacrées à son portrait seront introduites par une citation de sa main. L’ensemble forme une sorte de cut-up méthodique et réjouissant pour qui entend le son dont résonnent ces bribes écrites, ces brefs figements de l’imagination : un son suspendu, arbitraire, qui contient la possibilité de mille polars et un hommage à la géniale Série noire de Marcel Duhamel. Aussi réjouissante parce que plus inattendue mais porteuse de vérité, la comparaison établie par Christophe Boltanski, fin connaisseur du Proche-Orient et coauteur d’une biographie de Yasser Arafat, entre les policiers collectionnés par sa mère et les « paumes de main pleines de sang apposées à l’intérieur des maisons arabes afin d’en chasser les mauvais esprits ».

Christophe Boltanski, Le Guetteur

Christophe Boltanski © Philippe Matsas

Le Guetteur alterne ces parties-là, avec d’autres, qui se déroulent à la fin des années 1950, en pleine guerre d’Algérie : Françoise, résistante discrète à la guerre, se fait appeler Sophie et loge chez elle un militant du FLN qui se cache, dit « Mustapha Le Noir ». Elle croise un autre résistant, dit « Christophe » (à qui l’auteur doit son prénom), le futur sociologue Luc Boltanski, qui imprime clandestinement, tracte et jette dans les cours de la Sorbonne des appels à l’insoumission.

L’approche de Christophe Boltanski n’est pas celle d’un historien. Là encore, le journaliste-enquêteur met plutôt en avant les coïncidences et les aléas. Il évoque « le besoin désespéré d’imprudence » de sa mère, jeune étudiante très tôt victime d’une mélancolie qui ne la quittera jamais, qui demeurera pourtant « une femme en colère ». À propos de son père, il écrit : « Son engagement tient du hasard. À une rencontre qui en entraîne une autre. » Quand il l’interroge, celui-ci semble se dérober, minimise, évacue ce qui pourrait ressembler à de l’héroïsme : « Il maniait volontiers la litote. Selon lui j’accordais trop de poids à cette histoire. “Ta mère n’en parlait jamais. À part prêter son appartement, je ne sais pas du tout ce qu’elle faisait”»

Et l’auteur de souligner une guerre jamais refermée, comme on le dit d’une plaie : « Contrairement aux résistants, leurs modèles, ou à la génération suivante, celle des soixante-huitards, ils n’avaient tiré aucun bénéfice de leur engagement. Aucun poste, aucune rente, aucune notoriété particulière. Leur nom ne figurait nulle part, hormis au détour d’ouvrages spécialisés ou militants. »

Les fils et les filles de ces femmes et hommes engagés s’y reconnaîtront, eux qui doivent parfois à la mort d’un père ou d’une mère la découverte posthume d’actes de courage tus et jamais vantés ni exploités. De cette énigme, Christophe Boltanski ne prétend pas donner les clés, il est plutôt le porte-parole de ces dissidents à demi-mot et de non-dits criants.

Christophe Boltanski, Le Guetteur

© Michel Gaida

Il arrive que l’enquêteur bute sur des blancs. Le Guetteur en est plein. C’est un livre sur le silence, celui de ces opposants muets et celui d’une mère mutique. L’auteur a la délicatesse de ne jamais parler de cette femme infiniment triste, peu à peu persuadée d’être persécutée par ses voisins, en la cloîtrant derrière des barreaux médicalisés. « Je refusais de l’enfermer dans une […] catégorie définie par le dernier manuel de maladie mentale avec le psychotrope qui va avec. » Une légère dimension antipsychiatrique sous-tend ce portrait, qui le rend nuancé et aimant.

Ailleurs, Christophe Boltanski se fait discrètement sociologue pour brosser le tableau de deux générations d’une famille normande façonnée par l’école publique et de grands-parents parfaitement acquis aux mythologies des années 1950 (précisant qu’ils n’avaient sans doute pas lu Roland Barthes) : DS, viande rouge, gaullisme, lecture du Figaro et « Tuc devant la télévision ». À la génération de sa mère, il identifie l’aspiration contrastée d’une vie « moins bourgeoise » et « plus bohème », doublet qui donnera naissance au vocable « bobo », aujourd’hui vague et passe-partout. Son œil sur les détails et les sentiments qui construisent l’époque est aiguisé.

Le Guetteur suit les hauts, les bas, les fragilités d’une femme engagée mais isolée à l’excès, et le livre tient une partie de ses promesses. L’investigation fléchit çà et là, mais Christophe Boltanski ne manque pas d’humour sur soi quand il avoue : « Comme je tourne en rond, je décide d’appliquer la méthode de Raymond Chandler en pareil cas : “Si vous séchez en écrivant une histoire, faites entrer un type avec un flingue”» Il introduira un détective privé qui fera lui aussi chou blanc. Au lecteur de sortir son flingue pour quitter la terre battue de l’examen et s’en aller poursuivre les séries noires rêvées par Françoise L.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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