Forêt obscure, quatrième roman de Nicole Krauss, est un texte philosophique où les deux personnages principaux quittent New York pour un voyage spirituel en Terre sainte. En attendant Nadeau a pu s’entretenir avec l’auteure lors de son passage à Paris.
Nicole Krauss, Forêt obscure. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Paule Guivarch. L’Olivier, 288 p., 23 €
Avec vous été influencée par votre ami Philip Roth?
J’ai commencé à lire Roth à l’âge de douze ans, ma mère m’a donné Portnoy et son complexe, je ne sais pas ce qu’elle avait en tête (rire), peut-être a-t-elle oublié ce qu’il y avait dedans, ou a cru que j’y étais prête. Du coup, il m’accompagne depuis longtemps. L’une des choses les plus extraordinaires dans son œuvre est sa capacité à écrire de façon si personnelle tout en gardant son imagination ludique et profonde : ses livres vous amènent à des endroits insoupçonnés, tout en restant près de lui et de son identité de base. C’est rare qu’on puisse façonner livre après livre à partir de ce matériau. Je ne sais pas si cela m’a inspirée ou appris quelque chose, mais il me paraît familier. Je ne suis pas le genre d’écrivain qui crée à partir de sa seule imagination, j’ai besoin de puiser dans le très intime.
Dans Forêt obscure, l’un des deux personnages principaux s’appelle Nicole, une romancière en pleine crise conjugale qui part en Israël, prenant congé de son mari et de leurs enfants à Brooklyn afin de réfléchir au livre qu’elle n’arrive pas à écrire. On y voit des parallèles avec votre vie, notamment votre divorce de Jonathan Safran Foer, auteur d’un roman sur l’échec d’un mariage, Me voici.
Mon livre n’est pas un texte sur un divorce. Le choix de créer un personnage qui me ressemble explicitement ne relève pas d’un élan autobiographique, mais d’autre chose : ça fait seize ans que j’écris des romans, depuis tout ce temps-là j’ai développé le sentiment que le self est extensible à l’infini. À travers la mémoire, les fantasmes et l’empathie, je peux devenir n’importe qui : je grandis, ajoutant une facette à ma personnalité. Le lecteur, lui, peut vivre la même expérience : en s’identifiant aux personnages, une espèce de magie s’opère par laquelle il les intègre dans son être, élargissant la perception qu’il a de lui-même. C’est mystérieux parce que, plus on réfléchit sur la construction d’une identité, plus on comprend qu’il s’agit d’un récit fictionnel. Des neuroscientifiques et spécialistes de la mémoire tels Oliver Sacks nous apprennent que les êtres humains s’investissent plus dans l’élaboration d’un récit cohérent que dans une perception juste de la réalité. Donc nos cerveaux vont toujours chercher à écrire une histoire cohérente : le self est un récit. Compte tenu de cela, pourquoi ne pas être plus souple dans notre approche ? Pourquoi rester figé dans des récits contraignants lorsqu’on peut être plus libre ?
Figé dans la vie ou dans l’histoire qu’on élabore à partir d’elle ?
Le récit du self est moins limité qu’on ne le croit, pourquoi s’entêter à se raconter sans cesse la même histoire ? Donc j’avais envie d’entamer cette conversation ouvertement avec mon lecteur, de me servir de moi comme cobaye, genre : on va appeler ce personnage « Nicole », et on va lui octroyer certains éléments de ma vie. Ensuite, je lui ai fait subir les aléas de la fiction : il lui arrive des choses assez surréalistes, ce qui nous permet de voir comment le self évolue, son expansion et sa contraction. Le lecteur comprendra, j’espère, que j’aurais pu raconter ma propre histoire de plusieurs façons différentes. C’est-à-dire que, dans ce roman, il s’agissait plutôt d’une quête philosophique que de la mise à nu d’un écrivain.
Donner à l’héroïne votre prénom et l’envoyer en Israël, cela rappelle un certain roman de Philip Roth.
(Rire) Vous faites référence à Opération Shylock, n’est-ce pas ?
Oui.
C’est drôle, parce qu’on en avait parlé, j’ai dit à Roth : « il y a un type dans mon livre aussi qui fait peut-être partie du Mossad, mais tu sais quoi, cela m’est vraiment arrivé ». On a rigolé. Je ne sais pas si j’avais en tête Opération Shylock : ce roman s’inspirait de tellement de choses, mais c’est vrai, il y a ça aussi.
L’un des éléments surréels ici est l’histoire du procès pour posséder les textes inédits de Kafka, détenus par la fille de la dernière maîtresse de Max Brod. Le Mossad vous a-t-il vraiment contactée au sujet de ce procès ?
Savez-vous comment Philip répondait à ce genre de question ? : « Tout ce qui passe dans ce roman a vraiment eu lieu. Question suivante ? »
Quelle a été la genèse de Forêt obscure ?
Il a commencé avec Epstein [le héros]. Quand je cherche un sujet pour un roman, j’invente de nombreux personnages dont beaucoup seront mis au placard. Donc j’ai imaginé un homme plus grand que nature, autoritaire. Il avait le don de toujours dire ce qu’il fallait, et a eu beaucoup de succès dans le domaine matériel. Puis un jour il disparaît. Qu’est-ce qui lui est arrivé ? Qu’est-ce qu’il a bien pu apprendre sur lui-même ? Quel voyage – physique et métaphysique – a-t-il effectué ? C’est comme ça qu’est né Epstein. J’ai alors compris qu’il s’agissait d’un homme ayant négligé le domaine spirituel et qui commence à se poser des questions sur le tard. Pendant un certain temps, je l’ai mis de côté. En même temps, j’avais une sorte d’obsession pour l’hôtel Hilton à Tel Aviv, je voulais en extraire quelque chose. Depuis longtemps je m’intéresse à la structure romanesque. Et cet hôtel ne cessait de se présenter dans mon esprit comme un élément potentiellement structurant.
En quoi cet hôtel est-il fascinant ?
D’un côté, il est imposant et monumental. Son motif en forme de grillage suggère un ordre fixe particulièrement brutal et fermé. Et de l’autre côté, dans mes souvenirs d’enfance il apparaissait comme un endroit où la réalité avait une certaine souplesse, créant une sorte de portail vers un autre monde.
Est-il construit dans le style de Mies van der Rohe ?
On appelle ce style « brutaliste ». Je crois qu’il a été construit vers la fin des années 1960.
Forêt obscure s’appuie en partie sur une intrigue concernant Kafka : l’écrivain aurait émigré secrètement en Palestine, pour devenir jardinier à Tel Aviv, avant de mourir en 1956. Là aussi, on songe à Roth, à sa nouvelle « Regards sur Kafka » où Franz devient professeur d’hébreu dans le New Jersey. Pourquoi Kafka inspire-t-il toutes ces fausses biographies ?
D’abord à cause de sa mort précoce. Et puis sa vie ainsi que son œuvre suggèrent des possibilités magiques. Les écrivains ont un instinct de préservation, ils essaient de sauver des choses de l’oubli.
Votre titre vient des premiers vers de La Divine Comédie. La forêt est un thème fondamental ici.
On conçoit la forêt par opposition avec la ville : cette dernière est une projection de l’ordre humain, tandis que dans les mythes et les légendes la forêt se situe en dehors de la loi. Et c’est aussi un endroit mystérieux et inconnu, où des choses extraordinaires se passent. Les gens ont peur d’y aller parce qu’elle est sombre. Vers le début du roman, Nicole cite un passage de Descartes où celui-ci évoque une ligne droite pour sortir de la forêt, tandis qu’elle entreprend la démarche contraire afin de s’y perdre. Je pense aussi à un passage de Beckett – Molloy ? – où un personnage tourne en rond dans la forêt. Alors, quand je me suis posé la question de savoir ce qu’aimerait faire Epstein, j’ai eu l’idée qu’il aurait envie de reboiser le désert, de ressusciter les forêts qui y existaient autrefois, afin de récréer un espace où l’on peut se perdre et se retrouver. La citation de Dante convient alors parfaitement.
Donc, vous avez mis ensemble les histoires d’Epstein et de Nicole ?
Lorsque j’ai commencé à voir des parallèles entre eux, j’ai compris que j’avais un roman.
Quels parallèles ?
Ils représentent deux faces de la même pièce, tous les deux veulent sortir d’un moule qui ne leur convient plus, tout en se demandant quel sera le prix à payer.
L’histoire de Nicole est une mise en abyme : doit-on en déduire qu’elle est en train d’écrire le roman qu’on a entre les mains ?
On peut, oui.
Vous employez plusieurs termes hébraïques dans ce roman, dont celui de « Tsimtsoum ».
Tsimtsoum est un concept développé au XVIe siècle à Safed par le rabbin Louria qui se demandait comment il était possible qu’un Dieu infini, « l’Ein Sof » (« sans fin »), ait pu créer quelque chose de fini. Il a répondu que Dieu s’était retiré, qu’il s’était contracté afin de créer un vide, et que dans ce vide il y avait la possibilité de la création du monde. Cela reflète ce qui arrive à Epstein et Nicole, parce qu’afin de pouvoir changer ou de se transformer, ils ont besoin de se retirer de leurs vies d’avant.
Epstein se débarrasse de toutes ses possessions, sauf du panneau d’un retable du XVe siècle représentant l’Annonciation. Pourquoi garde-t-il ce tableau ?
Le rabbin explique à Epstein l’origine de son patronyme, qu’il remonte au roi David. Epstein répond : « Non, c’est juste un nom du shtetl. » Ensuite, l’histoire de David commence à prendre pied dans sa conscience. Qui était David ? Un guerrier manipulateur et brutal, mais aussi l’auteur de quelques-uns des plus beaux poèmes jamais écrits : les Psaumes. Donc Epstein commence à s’identifier à lui, mais ce qui manque à son récit est cette disponibilité à la grâce. Pourtant, l’idée était en lui dès le début, parce qu’elle avait informé sa possession du tableau, qui représente un moment de grâce. Je pense à une définition de ce terme formulée par un écrivain allemand : il s’agit de la connaissance qui a traversé le monde de l’infini avant de retourner vers nous.
Un autre terme hébraïque que vous employez est le mot polysémique « gilgul ».
En hébreu, « gilgul » veut dire un cycle, une roue et la transmigration de l’âme. Son importance dans ce livre tient au fait qu’il est aussi le titre en hébreu et en yiddish de la traduction de La métamorphose de Kafka, Ha Gilgul ou Der Gilgul. Cela démontre que, dans la lecture juive de cette nouvelle, il s’agit d’une transformation aussi bien spirituelle que physique. Et donc le rabbin Klausner (personnage du roman) appelle sa yeshiva Gilgul.
L’un de vos chapitres s’intitule « Lekh Lekha », nom d’une péricope dans la Genèse.
C’est le moment où Dieu annonce à Abraham – pour l’instant il s’appelle simplement Abram – qu’il doit quitter cet endroit et voyager vers l’autre côté. Pour devenir ce qu’il sera. Donc, il y a cette idée de quitter l’ancien pour voyager vers l’inconnu.
Vous en donnez une nouvelle interprétation, selon laquelle il ne s’agit pas d’un déplacement physique mais d’une transformation spirituelle. Que vous reliez à une parabole de Kafka.
Kafka a écrit quelque part qu’il croyait comprendre la chute mieux que personne. En effet, son texte sur ce sujet est très beau. Il explique que l’Homme a été expulsé d’Éden non pas parce qu’il a mangé le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, mais parce qu’il n’a pas mangé celui de l’arbre de vie, qui contenait l’étincelle de l’essence divine.
Les parcours des deux héros – chacun vit une expérience intense dans le désert – font penser à la Bible.
Le désert est un endroit où le temps et l’espace peuvent se dissoudre. Peu d’autres paysages offrent cette possibilité. Il provoque un sentiment de désorientation, ce qui explique pourquoi il est le lieu par excellence des prophéties et des révélations. Le désert israélien est très ancien, et c’est à cause de cette histoire millénaire que l’intrigue se déplace en Israël. Parce que ce roman explore la façon dont le passé nous pèse et nous forme : c’est un cadeau dont on essaie de se libérer. Le désert représente alors l’incarnation du passé aussi bien qu’un espace où l’Histoire se dissout, créant la possibilité d’une ouverture spirituelle.
Propos recueillis par Steven Sampson