L’étreinte des ombres

Dans le premier roman de Lutz Seiler, un jeune Allemand échoue sur une île de la Baltique et rencontre Kruso, qui s’est donné pour mission de guider les naufragés vers les terres d’une liberté nouvelle.


Lutz Seiler, Kruso. Trad. de l’allemand par Uta Müller et Bernard Banoun. Postface de Jean-Yves Masson. Verdier, 478 p., 25 €


Dans Logique du sens, Gilles Deleuze, à propos de Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier, parle de la découverte de l’énergie cosmique qui traverse les « robinsonnades ». Chez Defoe déjà, il s’agissait de rapporter Robinson à l’origine, mais aussi de raconter cette aventure : qu’advient-il à un homme seul, sans Autrui, sur l’île déserte, étant entendu que Vendredi, par rapport à Robinson, est son double, un « au-delà de lui-même » ?

Lutz Seiler, Kruso.

« Abendrot uber dem meer », d’Emil Nolde

Gilles Deleuze, dans ce texte qui questionne aussi les ressemblances et les jeux de miroir, aboutit à la conclusion qu’une « robinsonnade », c’est un monde sans autrui, où l’île déserte, autant que Robinson et Vendredi, est le héros célébré. Pour qui se rappelle Foe, de J. M. Coetzee, réécriture du livre de Defoe, où c’est une femme, Susan Barton, qui fait irruption dans l’univers de Cruso, le maître, et de Vendredi, l’esclave, Kruso, le premier roman de Lutz Seiler, excellemment traduit par Uta Müller et Bernard Banoun, est une découverte réellement fabuleuse. Lutz Seiler, poète né en Thuringe, s’est fait connaître en France à travers un recueil de nouvelles, Le poids du temps, qui renferme, entre autres, une extraordinaire trilogie du jeu d’échecs, relatant trois histoires de l’Allemagne de l’Est, dont l’une met en scène une inoubliable jeune fille surnommée Gavroche. Mais la surprise qu’il réserve au lecteur dans Kruso, du nom du personnage principal, est encore plus stupéfiante. Le livre paraît relever plusieurs défis : celui, notamment, d’être un texte qui tisse avec une fine complexité l’Histoire, au sens où celle-ci est un cauchemar dont on cherche à s’éveiller, et la poésie, définie comme une résistance et un chemin de rédemption.

Carlo Emilio Gadda, Léon Chestov, Castaneda, Antonin Artaud, Rimbaud et, surtout, Georg Trakl sont les doubles rêvés des personnages de Lutz Seiler, qui entretiennent entre eux une grande complicité par l’entremise des poèmes récités, remettant ainsi en cause l’idée de la « robinsonnade » comme « monde sans autrui ».

Lutz Seiler, Kruso.

© Artem Zaytsev

Alors que l’Allemagne de l’Est vit ses derniers jours, à la fin des années 1980, le jeune Edgar Bendler, dit Ed, mal remis de la mort de son amante, échoue sur une île de la Baltique, Hiddensee, dont le nom même suggère qu’elle est la cachette idéale, peut-être le lieu d’une utopie réalisée où, comme dans une de ces fictions de Hans Henny Jahnn, une communauté s’édifie, où un amoureux des livres en dépose çà et là à l’attention de ses compagnons, où un mort est un sosie de Pessoa, où, comme dans le roman de Defoe, Vendredi est le pilote guidant Crusoé, lui montrant les endroits où il peut s’aventurer et ceux où il ne faut pas aller…

Dans cette île, « mince bande de terre entourée d’une aura mythique », et souvent appelée « la Capri du Nord », Ed rencontre Kruso (Alexander Krusowitch, fils d’un général russe et d’une acrobate de cirque). Ce dernier vit dans le souvenir d’une sœur nommée Sonia, comme la Sonia d’un poème de Trakl.

Ed est plongeur dans un hôtel (ce qui sera l’occasion d’écrire une véritable poétique de la plonge). Kruso, lui, se donne pour mission d’accueillir ceux qu’il appelle « nos sans-abri » : les « naufragés » – marginaux, aventuriers, candidats à l’émigration, « fugitifs en herbe ». Sans jamais jouer au meneur, il rêve de les conduire vers les terres d’une liberté nouvelle. Ces naufragés, ces ombres qui hantent l’île, sont à peine visibles. Ils incarnent cet Autrui pour qui l’île, dit Kruso, est le lieu où ils se retrouvent eux-mêmes. Ces naufragés, qu’il arrive à Kruso d’assimiler à des sauvages, sont, comme le comprend Ed à un moment, des pèlerins « en pèlerinage vers le lieu de leurs rêves, le dernier lieu de liberté à l’intérieur des frontières ».

Lutz Seiler, Kruso.

Lutz Seiler © Ekko von Schwichow

Sur ce chemin, lui, Ed, n’est que l’homme de peine de Kruso, l’aidant à conduire ces fugitifs jusqu’à l’endroit où ils seraient délivrés de tout ce qui aurait pu les maintenir en esclavage. Une amitié trouble et troublante lie donc ces deux solitaires, bien que parfois Ed ait le sentiment d’être considéré seulement comme un instrument de Kruso, « un peu ridicule dans son attachement, et pâle dans sa façon d’être » (il se contente souvent de rester muet dans son coin). Mais ce qui les lie davantage encore, c’est le devoir qu’il s’assigne envers les naufragés, les évadés de la RDA. Théâtre d’ombres, l’île devient à la fois un au-delà paradisiaque et le théâtre de la cruauté où la mer sert de tombeau à ceux qui fuient les dérives d’un idéal communiste perverti.

Kruso n’est pas uniquement le roman de la fin de l’Allemagne de l’Est, ni celui de la perte des illusions ; cette nouvelle « robinsonnade », qui n’est pas sans évoquer les transfigurations poétiques de Georg Trakl, tente aussi de faire revivre les disparus que l’Histoire a engloutis : « Je dois en faire quoi, de tous ces cadavres ? Quoi ? », s’interroge Ed dans l’épilogue, où il prend la parole et se prépare, selon l’expression de Jean-Yves Masson dans sa postface, à ériger « un mémorial à l’Allemagne de l’Est sans l’idéaliser aucunement ». Le roman se révèle un mausolée en papier : Kruso disparu, il revient au jeune Ed, le Vendredi de l’île-refuge, d’être l’archiviste de ce qui subsiste des utopies.

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