Dans la grotte d’Ouvéa

Kanaky, le second récit de Joseph Andras, met en scène Kahnyapa – ou Alphonse, son prénom français – Dianou, qui mena la prise d’otage d’une gendarmerie de l’atoll d’Ouvéa le 22 avril 1988. Il fut parmi les dix-neuf indépendantistes tués lors de l’assaut de la grotte de Watetö où s’étaient réfugiés et les gendarmes et les Kanaks recherchés par l’État français.


Joseph Andras, Kanaky. Sur les traces d’Alphonse Dianou. Actes Sud, 304 p., 21 €


La France était alors était représentée par son président, François Mitterrand, et son Premier ministre, Jacques Chirac, qui allaient s’affronter au second tour de l’élection présidentielle, le 8 mai 1988. Et Bernard Pons, leur bras armé, qui n’eut jamais l’intelligence de la situation, ni avant, ni pendant, ni après.

Joseph Andras est un écrivain jeune, farouche et parfaitement cohérent. En 2016, son premier roman, De nos frères blessés, tombé comme une météorite dans le paysage éditorial français, frappa à la fois par l’acuité de son engagement politique et la nouveauté de sa prose. Il mettait en scène Fernand Iveton, guillotiné pendant la guerre d’Algérie pour avoir posé une bombe dans son usine, âme vive qui ne visait que des dégâts matériels et répugnait à attenter à la vie du moindre individu. Un arc se dessine donc très naturellement de ce premier frère blessé au second, Alphonse Dianou, et du garde des Sceaux qui refusa la grâce de Fernand Iveton en 1957, François Mitterrand, au même, arrivé au rang de président de la République, trente ans plus tard.

La présence d’un même homme politique n’est pas le seul lien entre la guerre d’Algérie et le drame qui s’est joué en Nouvelle-Calédonie. Colonisation, indépendance et droit d’un peuple, usage de la violence et de la torture, sont leur matière première explosive commune. Aussitôt, pourtant, il faut affiner. Car Joseph Andras n’écrit pas des livres d’histoire, il écrit des récits, des romans, dont la vraie matière première est autre.

L’écrivain s’intéresse à l’homme, aux vaincus glorieux, crânes, proches de l’anonymat, debout sur le fil fragile entre martyr et soldat inconnu. L’histoire ne le touche qu’incarnée. Et la vérité de ces figures sacrifiées, il la cerne en interrogeant les proches et les survivants dont il juxtapose les témoignages, en allant sur les lieux du crime et en plongeant dans les traces écrites. La démarche est classique, mais sa mise en œuvre l’est moins : plus à vif, plus écorchée que tant de récits fondés sur l’histoire qui a bon dos quand elle remplace le talent. D’où cette profession de foi exprimée dès la première page de Kanaky : « Un visage aide à tracer l’Idée, une histoire épaule l’Histoire. Arbitraire, sans doute ; injuste, probablement – notre homme ne s’entend qu’à la condition d’écouter tous les siens, plus encore en ces terres où le moi a l’allure d’un gros mot. »

Joseph Andras, Kanaky. Sur les traces d’Alphonse Dianou

Alphonse Dianou © Archives familiales

Un tiers du récit est rédigé en italique et divisé en courts chapitres : il s’agit du compte rendu scrupuleux des événements tels qu’ils se sont déroulés dans la gendarmerie, dans la grotte-refuge et à l’Élysée. Chaque partie s’achève par la même phrase : « X jours plus tard, l’assaut sera lancé. » Le compte à rebours commence 13 jours avant et traduit la pression d’une opération préparée mais près de dérailler. Du côté kanak : improvisation, anxiété, manque de sommeil, problèmes pratiques, brusques instants de tension suivis de temps de détente et de négociations. Du côté français : débats au sommet d’un pouvoir bicéphale, Chirac et Mitterrand rivalisant pour être élus : le premier, plus populiste, le second, plus fourbe, tous deux désireux d’attirer des voix. L’effet-miroir s’impose : c’est la Nouvelle-Calédonie qui est l’otage des enjeux politiques de la métropole.

Ces événements, dans Kanaky, ne sont pas une trame habilement brodée. Leur suivi correspond à un devoir de rigueur, un désir de savoir, mais ils sont aussi le bain révélateur d’une personne, Alphonse Dianou, chercheur d’absolu, intègre, ancien séminariste fasciné par la non-violence prêchée par Gandhi. « Reste à coucher une question noir cru sur papier blanc : Alphonse Dianou a-t-il ôté la vie ? » C’est le pivot de ce roman-quête, son énigme essentielle. Chaque interlocuteur rencontré, chaque témoignage lu, chaque réflexion de l’écrivain la sous-entend.

Cinq ans avant la prise d’otages, Alphonse Dianou était parti se ressourcer chez des moines trappistes. C’est là qu’il décida de quitter le séminaire pour se consacrer à la libération du peuple kanak. « Ce ne sera pas une vie facile », confia-t-il à sa future compagne. Ce fut pire, une vie courte et fauchée à vingt-huit ans, une vie glissée délibérément dans les plis cruels du combat contre un État français colonisateur tout-puissant. Mais Joseph Andras n’idéalise pas. Il rend hommage, à César ce qui est à César, conscient que le cœur d’Alphonse Dianou lui échappe. Il n’en fait pas une icône, ni même un damné. Kanaky n’est pas une « vie de saint ».

Il faut lire, pages 225-226, les notes manuscrites de Dianou, reproduites et publiées pour la première fois, pour mesurer la force du lien entre le Kanak, qui signifie l’Homme, la Terre d’où il naît, et la Mère qu’il respecte, trois éléments unis par le nom « Kanaky ». L’évangile selon Dianou, indépendantiste et pacifiste, est tout entier concentré dans cette trinité. Notons que Joseph Andras ne s’en fait pas l’exégète. Il livre ces notes sans les commenter. Ce lien trinitaire est un droit naturel au sens premier. Joseph Andras n’est ni un juriste ni un intellectuel.

Joseph Andras, Kanaky. Sur les traces d’Alphonse Dianou

Alphonse Dianou en Australie, en 1987 © Archives familiales

Il est écrivain, intuitif, pénétrant, politiquement indépendantiste, c’est une évidence. En toute logique, sa recherche de vérité exige qu’il écarte toute mystification, qu’il ne se laisse engouffrer par personne, qu’il écoute, seul, accueilli par tous avec une réelle confiance. À chacun de ses hôtes, il « fait coutume », une expression dont il explique l’origine pour la reprendre en signe de respect. Partout où il va, il croque le soleil, la nuit qui « mâche la cité sous ses dents noires », « les nuages, bistre et parme », ou « le ciel qui se reluque dans l’eau claire et recoiffe ses nuages ». Depuis son premier roman, Joseph Andras tranche par ce type d’images qui arrêtent le regard, et hésitent entre le prosaïsme et la grâce, par une forme d’art naïf, tantôt lyrique, tantôt violent. Sa prose est rehaussée par ces nœuds, ces cailloux posés sur le chemin de la phrase, qui heurtent et obligent à une lecture plus attentive. Andras saisit par bouquets de mots, les siens ou ceux des autres, des bribes de vérité et de beauté.

Dans un de ces éclairs de langage, l’écrivain affirme, conscient de venir d’ailleurs que de Kanaky : « Je reste le couteau bavard de leur plaie. » Plus loin, songeant au gué où se situe Dianou, entre non-violence et éventuel passage à l’acte, il écrit : « il est un pas à gueule de gouffre entre Gandhi et Guevara », avant de se lancer dans une singulière méditation sur les croisements entre ces deux modèles. L’espace qui fascine Andras est là, étroit, au seuil de « Tu ne tueras point », où il laisse reposer Dianou, sans apporter de réponse définitive.

L’écrivain révèle ces contradictions sans aucune malice, aucune ironie. Au contraire, les furies de l’engagement soufflent sur un récit qui fait s’entrechoquer Étienne Cabet et Ernest Renan, communisme original et chrétienté pure, un récit qui s’offre un réquisitoire concis et blessé contre Flaubert, George Sand et Leconte de Lisle, contempteurs des communards. Au fond, suivant son anamorphose documentée et fouillée, la figure tutélaire d’Alphonse Dianou est une femme : Louise Michel, militante éloquente, déportée en Nouvelle-Calédonie après la Commune, dont le parcours n’est pas enseigné sur place, déplore un des interlocuteurs.

Les Kanaks, ainsi que les Caldoches, descendants des Blancs que la majorité des Calédoniens interrogés ici considèrent comme leurs frères, doivent répondre à un référendum sur l’autodétermination le 4 novembre 2018. La parution de Kanaky, deux mois avant presque jour pour jour, est politique et calculée ; or on ne saurait imaginer porte-voix moins calculateur, plus ardent et plus loyal à cette terre que Joseph Andras.

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