L’an passé, à l’occasion du cent cinquantième anniversaire de la publication du Capital (1867), la réédition critique du Livre 1 a suscité un intérêt particulier en Allemagne. Ce travail phénoménal (800 pages et 2 500 notes de bas de page, contre 1 200 dans l’œuvre originale) est l’œuvre de Thomas Kuczynski, qui fut le dernier directeur de l’Institut d’histoire économique auprès de l’Académie des sciences de RDA. On y trouve, outre un appareil critique largement conforme à la tradition allemande, les préfaces de Marx, puis celles d’Engels, aux quatre rééditions du Livre 1.
Karl Marx, Das Kapital. Kritik der politischen Ökonomie. Erster Band. Buch 1: Der Produktionsprozess des Kapitals. Réédition remaniée et annotée par Thomas Kuczynski [1]. VSA, Verlag Hamburg, 2017.
Statisticien de formation, Thomas Kuczynski est le fils biologique et spirituel du grand historien de l’économie, patriarche des sciences sociales en Allemagne de l’Est, Jürgen Kuczynski (1904-1997). Dans son livre La maison éternelle, le spécialiste de l’Union soviétique Yuri Slezkine estimait que le marxisme, à la différence des autres millénarismes comme le christianisme et l’islam, avait été le phénomène d’une seule génération, la transmission n’ayant pas été assurée. Adultes, les enfants ne partageraient plus les croyances de leurs pères et, aujourd’hui, ignoreraient Marx. Nous notions alors dans ces colonnes qu’avec la réédition annoncée du Livre 1 du Capital un contre-exemple venait d’Allemagne [2]. Sa réception a confirmé l’intérêt toujours porté à l’œuvre de Marx, non seulement dans les nouveaux länder de la RFA, mais aussi à l’Ouest. Tout au long de l’année, Thomas Kuczynski a été invité à présenter la très élégante édition hardback (accompagnée d’une clé USB comprenant le texte en ligne) de « son » Capital.
Marx, comme on sait, n’avait pu achever son œuvre qui s’était limitée au premier tome [3]. Il avait pu en réaliser une seconde version mais, ainsi qu’il l’avait écrit en 1881 à Nikolai F. Danielson, qui était chargé à Saint-Pétersbourg de la diffusion du Capital, il estimait que des modifications étaient encore nécessaires. La maladie puis sa mort en 1883 ne lui laissèrent pas le temps de procéder à l’ultime révision souhaitée. C’est Engels qui réédita par la suite deux autres versions du Livre 1, dont on ne compte plus les éditions en toutes langues réalisées ultérieurement.
La présente réédition par Thomas Kuczynski est basée sur la deuxième édition effectuée par Marx entre 1872 et 1873, ainsi que sur la première édition française (de Joseph Roy) que Marx jugeait la meilleure de toutes les traductions et qu’il avait supervisée. Cette seconde version est donc plus fidèle à la pensée de Marx que les suivantes, généralement fondées quant à elles sur les troisième et quatrième rééditions réalisées par Engels – qui, contrairement à Marx, n’aimait pas la traduction française. Or la plupart des rééditions du Livre 1 s’appuient, y compris en France, sur la quatrième version remaniée par Engels, ainsi celle de Jean-Pierre Lefebvre (2016) – comme, selon toute vraisemblance, la célèbre œuvre collective bien antérieure Lire le Capital (1968) dirigée par Louis Althusser.
L’entreprise de Kuczynski correspond à l’achèvement d’un projet de longue haleine : poursuivre le travail que David Riazanov avait entrepris à l’Institut Marx-Engels qu’il avait lui-même fondé en 1920 à Moscou et comparer les traductions du Capital dans les différentes langues. Accusé dix ans plus tard par Staline d’abriter dans son institut de la littérature menchévique, Riazanov avait été expédié en relégation (il disparut pendant les purges staliniennes en 1938) et son institut définitivement fermé en 1931. Après la fermeture en 1991 de son propre Institut d’histoire de l’économie auprès de l’Académie des sciences de RDA par l’Allemagne d’Helmut Kohl, se retrouvant comme d’autres au chômage, Thomas Kuczynski se retrouvait par la même occasion libre pour mener à bien le projet inachevé de Riazanov. Cela prit cependant plus de temps que prévu, non seulement en raison de l’ampleur de la tâche, mais en raison de ses compétences. Il allait en effet être maintes fois sollicité pour répondre à d’autres demandes. On en relèvera deux, en sus de son « Rapport sur l’édition » du Manifeste communiste ou encore de la nouvelle édition de Salaire, prix et profit. La première sollicitation vint de la Fondation pour l’histoire sociale de Brême et portait sur l’évaluation du montant des rétributions qu’aurait dû payer l’industrie allemande sous le nazisme aux prisonniers de guerre (Zwangsarbeit), une expertise que Thomas Kuczynski réévalua à la hausse à deux reprises en fonction des salaires masculins et féminins de l’époque et qui lui laissa un goût amer car, n’ayant pas été prise en compte, elle ne servit finalement à rien. Elle donna lieu toutefois à son livre Brosamen vom Herrentisch, soit littéralement « les miettes de la table des maîtres », et marqua les esprits. Ayant étudié la statistique à la Hochschule für Ökonomie (École supérieure d’économie) de RDA située à Berlin-Karlshorst, un enseignement qui incluait les mathématiques et la logique, Kuczynski était tout indiqué pour ce type de recherche, comme il l’était à nouveau pour une autre sollicitation d’importance. Cette fois, il s’agissait d’une demande d’Eva J. Engel, l’éditrice de l’œuvre complète de Moses Mendelssohn. Le philosophe qui introduisit les Lumières (Aufklärung) auprès des Juifs allemands était aussi un homme d’affaires. C’est son livre de comptes (1779-1781) que Thomas Kuczynski fut chargé d’éditer. Réticent au départ, le XVIIIe n’étant pas son siècle, il fit là encore un travail remarqué.
Sa véritable formation et sa compétence, insiste-t-il régulièrement, il les doit à son professeur Hans Mottek (1910-1993) dont il suivit pendant quatre ans le séminaire. Davantage que son propre père, c’est cet autre historien de l’économie qui fut son maître à penser. Hans Mottek fait partie des authentiques figures intellectuelles de la RDA tombées dans le presque oubli. À l’ère du postcommunisme, elles sont ignorées parce que marxistes, alors même qu’elles ont formé à la critique, et pas seulement souterrainement dans leur enseignement, la génération suivante. C’est d’ailleurs comme communiste critique que se définit Thomas Kuczynski, à la façon du spécialiste de l’histoire internationale du mouvement ouvrier, Theodor Bergmann (1916-2017), et non comme un marxologue, à la façon de Maximilien Rubel (1905-1996), qui dirigea et annota l’édition de Marx pour la Bibliothèque de la Pléiade (œuvre inachevée).
Ni marxien, ni marxologue, en ces temps de préoccupations d’ordre écologique, Kuczynski se saisit de l’occasion pour rappeler à quel point Marx reste d’actualité. S’il avait foi dans le progrès technique, Marx n’en avait pas moins vu que le mode de production capitaliste creusait sa propre tombe en détruisant la nature (et les travailleurs). Il n’employait pas alors le mot « Natur », qui était pour lui un concept philosophique, mais « Erde » (la terre) dans le sens aujourd’hui de « nature ». C’est ce qu’a fort bien démontré selon lui un chercheur japonais diplômé de l’université Humboldt de Berlin, Kohei Saito, avec son livre Natur gegen Kapital (« la nature contre le capital », 2016), qui traite de l’écologie chez Marx.
Thomas Kuczynski aime à dire qu’il regarde le monde juché sur les épaules de Marx, à la manière du nain de Bernard de Clairvaux qui, juché sur les épaules d’un géant, voit forcément plus loin que ce dernier. Interrogé par l’hebdomadaire de Hambourg Die Zeit, qui lui a consacré en avril dernier une fort belle page, ce communiste critique affiche une étonnante sérénité face à l’avenir : « Je n’ai pas peur de la révolution », déclare-t-il, une façon d’affirmer sa certitude que Marx ne s’est pas trompé. Un Marx qu’il connaît trop intimement pour l’avoir retrouvé en l’acteur August Diehl qui incarna le jeune Karl Marx dans le film éponyme de Raoul Peck sorti en 2016, tandis qu’il y a apprécié Olivier Gourmet en Proudhon, de même que tous les personnages féminins du film. Son affinité avec l’auteur du Capital remonterait, aime-t-il dire, à sa première année d’école primaire. Convoqués par l’institutrice en raison de sa vilaine écriture, ses parents l’auraient sermonné. Il avait alors trouvé la parade. Marx aussi avait une vilaine écriture, il n’y avait qu’à aller voir sur le bureau de son père.
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Ce compte rendu s’appuie sur une présentation du livre le 5 mars dernier à Berlin, organisée par la fondation Rosa-Luxemburg (Rosa-Luxemburg-Stiftung), ainsi que sur une rencontre avec Thomas Kuczynski le 28 juin dernier à son domicile berlinois.
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Cf. EaN n° 40
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Les livres 2 et 3 sont l’œuvre d’Engels.