Sculpter des cerveaux en marbre de Carrare

Jan Fabre, né à Anvers en 1958, crée sans cesse en Belgique : sculpteur, dessinateur, écrivain, metteur en scène et chorégraphe, héritier du baroque flamand et du surréalisme. Sur les cinq continents, célèbre, assez souvent provocateur, il est tantôt admiré et fascinant, tantôt attaqué et insulté.


Jan Fabre – Ma nation : l’imagination. Fondation Maeght. 623 chemin des Gandettes, Saint-Paul de Vence (06570). Du 30 juin au 11 novembre 2018

Jan Fabre. Ma nation : l’imagination. Gallimard/Fondation Maeght, 264 p., 35 €


Inventeur perpétuel, énergique, infatigable, perspicace, hyperactif, Jan Fabre emploie le marbre, le bronze, le silicone, le textile, les pigments, le collage, les encres, le sang, les élytres de scarabées, les os, les animaux empaillés, etc. Avec passion, il dialogue avec des hommes de science, en particulier les neurobiologistes. Il étudie les rapports des humains et de la nature. Il se considère comme un guerrier et un serviteur du Beau. Il a souvent lu les beaux textes de Jean-Henri Fabre (1823-1915), l’entomologiste ; il prétend être un de ses descendants ; les insectes l’excitent.

On peut proposer un petit abécédaire de ses recherches et de ses réflexions paradoxales.

Ailes. En 2018, Jan Fabre sculpte le marbre noir : Cerveau aux ailes d’ange (Belgo nero). Le cerveau pourrait planer.

Anarchie. Dans son Journal de nuit 1985-1991, Fabre affirme : « L’anarchie de l’amour, l’anarchie de l’imagination, l’anarchie de l’art : les trois lois de la vie que je respecte et que j’observe. »

Bêche. En 2008, un homme écorché utilise une bêche. Explorateur du monde, il creuse un cerveau énorme qui est la planète Terre. Avec sa bêche, il laboure, il fertilise, mais il menace la vie, les plantes, les animaux.

Jan Fabre – Ma nation : l’imagination

Collage-dessin pour Sacrum Cerebrum XX (Le siège en éruption de l’âme), 2015. Collage et crayon sur papier, 29,7 x 42 cm. © Angelosbvba/JanFabre/©AdagpParis2018.

Cerveau. Sans cesse, Jan Fabre trace et sculpte des centaines de formes hétérogènes du cerveau. Les cerveaux différents l’obsèdent, le tarabustent. Dans son Journal de nuit, il dit le 30 juillet 1986 : « La crise dans le cerveau ; le théâtre est corps. » En août, il note : « L’appendice de mon cerveau, c’est mon pénis. J’entends faire l’inventaire de mon cerveau (dessins au sperme). » Ou bien : « Je marche tous les soirs sur des pensées ardentes (j’ai l’impression qu’une brûlure entaille mon cerveau). » En 2007, une sculpture s’intitule L’artiste qui tente de faire avancer son propre cerveau ; son cerveau galoperait comme si l’artiste était un conducteur de char. Le cerveau évoque l’insaisissable de la nature du mental et il serait aussi une pièce de boucherie… Selon Olivier Kaeppelin, « le cœur-cerveau est héros et serviteur, Dom Juan et Sganarelle, Puntila et Matti ». Pour Jan Fabre, le cerveau serait « la partie la plus sexy du corps humain ». Au XXIe siècle, un scientifique, Elkhonon Goldberg, énonce : « Je vais explorer cette seule et unique partie du cerveau qui fait d’un individu ce qu’il est, définit son identité, renferme ses pulsions, ses ambitions, sa personnalité et son essence : les lobes frontaux ». Selon Daniel Sibony, Jan Fabre représente les cerveaux fragiles, émouvants, nus, les « esprits animaux » accroupis qui parfois sont prêts à bondir… Un certain nombre de marbres blancs s’intitulent Le cerveau de l’ange de la mort (2015), Un cerveau avec arbre de vie infecté par la vanité (2016), Le tabernacle du cerveau (2015), Cerveau avec une couronne d’épines et une guirlande de roses (2015)… Jan Fabre met en évidence le sacré des cerveaux, des objets religieux.

Cœur-Cerveau. Avec Le cœur-cerveau (2015), l’artiste sculpte deux cerveaux ; l’un est transpercé par une flèche. Ici un sacrifice s’accomplit ; Fabre a écrit : « Le cerveau joue le rôle du cœur et inversement » ; ce serait une union mentale. Dans le cerveau « supérieur », un gracieux papillon se pose à sa surface. Et sur le cerveau « inférieur », un escargot traîne ; lent, sage, l’escargot avance ; sa coquille est une maison, une défense et un sépulcre.

Gisants. Jan Fabre sculpte deux Gisants (2011-2012) ; l’un est un hommage au savant Konrad Lorenz, qui « parlait avec les mammifères, les oiseaux et les poissons » ; le deuxième gisant célèbre Elisabeth Crosby, une neuroanatomiste. Fabre retrouve la tradition des gisants de la féodalité. Ici, il rend aussi hommage à ses deux parents : son père qui travaillait à l’Institut botanique d’Anvers et sa mère qui aimait la littérature.

Imagination. Selon cet artiste, l’imagination perçoit « les rapports intimes et secrets des choses ». Elle fait la liaison entre la sensibilité et la pensée. Fabre dit alors : « J’ai essayé dans mes sculptures, d’examiner le corps spirituel. […] Supposons que le corps soit retourné vers l’extérieur, créant ainsi un vide à l’intérieur… »

Jan Fabre – Ma nation : l’imagination

Cerveau de Janus (Yeux verts), 2012. Silicone, peinture et verre, cils synthétiques, base en bois. Photo Pat Verbruggen. © Angelos bvba / Jan Fabre / © Adagp Paris 2018.

Morts. Dans son Journal de nuit, Jan Fabre écrit : « La mort est partout ; je suis intensément heureux. […] J’ai fait enterrer mon corps près de la maison, en sorte que je puisse regarder ma tombe par la fenêtre ». Ou encore : « L’art est mon cimetière. » En 2012, il affirme : « Mon corps m’appartient, j’en fais ce que je veux. Et c’est à moi de décider de ce qui va m’arriver après la mort. » Ou encore, avec une espérance ironique, il déclare : « Mon dieu athée a exaucé mes prières. »

Poissons. En 2016, Jan Fabre immortalise les étranges poissons des fonds de l’océan en hommage au commandant Cousteau, maître à bord de la Calypso, son laboratoire flottant. Les nageoires graciles des poissons ressemblent à des ailes d’oiseaux et montrent la volupté de leurs mouvements lents. Ces poissons ont des becs ou une moue boudeuse. Et leurs parures révèlent les reliefs délicats de leurs écailles.

Rêve miséricordieux. En 2011, il réalise Rêve miséricordieux qui est la Pietà de Michel-Ange (1498-1499) mettant en scène la Vierge Marie tenant le corps du Christ mort sur ses genoux, et il la modifie. Jan Fabre détourne et transgresse l’œuvre de Michel-Ange. Alors le visage de Marie est le crâne de la mort qui tient sur ses genoux le corps apaisé, habillé de l’artiste, avec seulement ses pieds nus. Ce Rêve miséricordieux associe le corps de Jésus mort et le corps de Jan Fabre mort, « humain, trop humain ». Ainsi, dans un entretien, il explique : « Je crois au modèle du Christ. Pour moi, le modèle du Christ est plus important que mon travail. En acceptant ce modèle, on peut créer d’autres modèles. […] Je suis un mystique contemporain ». Son mysticisme serait, peut-être, simultanément sincère et ambigu. Sa foi serait ardente et déviée.

Alors, selon Olivier Kaeppelin, Jan Fabre crée, pense. Au sein de la confusion de l’actuel XXIe siècle, il chercherait des légendes équivoques. Sans cesse, il joue ; il imagine ; il improvise ; il rêve ; il fantasme : « Jan Fabre rejoint alors Alfred Jarry en grand maître qu’il est de la ‟science des solutions imaginaires”. » Jan Fabre serait proche de la Pataphysique. Et ses « solutions imaginaires » sont joyeuses.

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